Théâtre
4.48 PSYCHOSE : L’ATTRACTION DES TENEBRES

4.48 PSYCHOSE : L’ATTRACTION DES TENEBRES

14 February 2020 | PAR Nicolas Chaplain

4.48 Psychose met en scène une jeune femme dépressive qui, dans un monologue funeste et poignant entrecoupé de quelques dialogues brefs avec un psychiatre, décrit sa douleur, la haine de soi, sa soif d’amour, de pardon, de révolution, de liberté. 4h48, c’est l’heure (« happy hour ») à laquelle elle projette de se suicider. Ulrich Rasche, metteur en scène en vogue en Allemagne, réputé pour son esthétique originale et radicale, son théâtre organique et viscéral traduit sur le plateau du Deutsches Theater de Berlin les mots corrosifs, douloureux, exacts et superbes de Sarah Kane.

Dans un espace obscur, abstrait, angoissant dessiné par des néons pâles, apparaissent et disparaissent, comme des fantômes, des silhouettes blanches et noires, métaphore du conflit intérieur entre corps et âme. Chacune est un morceau d’elle, la figure principale anonyme, l’énonciatrice.

La scénographie est plus simple, moins spectaculaire que celle des productions précédentes de Rasche : Les Brigands, Woyzeck, Le Grand cahier ou Les Bacchantes. Pas de machine énorme et mobile mais des tapis roulants posés au sol, sur une plateforme tournante permettant de changer les axes et les points de vue. Sur ces tapis roulants impitoyables, les interprètes, acteurs et actrices héroïques, marchent sans cesse. Les corps sont tendus, inclinés vers l’avant, les muscles contractés. Les diaphragmes tremblent, les mains ouvertes à la recherche d’une aide illusoire. Toujours en mouvement, les acteurs disent lentement et précisément, scandent, hurlent, éructent chaque mot, inexorablement. Les voix se brisent, s’essoufflent. L’arrêt de la marche est impossible car elle entraînerait inéluctablement la chute. Les corps s’épuisent et offrent le spectacle de la lutte contre soi-même.

Trois actrices – troublantes et bouleversantes Katja Bürkle, Kathleen Morgeneyer et Linda Pöppel – se succèdent à tour de rôle, fébriles et affligées, puis surgissent progressivement six présences masculines. Tous se partagent le texte qu’ils disent seul, à deux, trois, quatre ou plus. Quatre musiciens (clavier électronique, xylophone, percussions, basse) jouent une musique discontinue, vibrante et parfois brutale. Un chœur final furieux, déchaîné fait entendre impeccablement la solitude, la souffrance, l’échec, la honte, la colère, l’insubordination, la paranoïa, la résignation de celle qui dit ne plus pouvoir manger, dormir, baiser, écrire.

L’univers esthétique et musical de Rasche convient parfaitement à l’écriture dramatique de Sarah Kane dans laquelle les personnages disparaissent et la musicalité des mots prime. Le texte est écrit comme une partition avec lignes blanches, soupirs, silences, simultanéité de phrases, strophes, répétitions, énumérations staccato de verbes courts, de chiffres…

Kane déclarait : « Je déteste l’idée que le théâtre ne soit que le passe-temps d’une soirée ». Le théâtre d’Ulrich Rasche est profondément tragique, violent et déchirant, une expérience grave et cathartique qui ne laisse pas le spectateur tranquille. Il provoque, agresse, agace, étourdit, épuise et fascine car il produit une « putain de sensation », « un putain d’effet » pour reprendre le mots de Kane.

Photo : Arno Declair

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