
Quartett, les fauves de Müller éteints par Keersmaeker
Le très copieux portrait Anne Teresa de Keersmaeker au festival d’automne se conclut par la plus ancienne des pièces proposées. Férue de faire se rencontrer la danse et d’autres disciplines et supports artistiques qu’ils soient littéraires, théâtraux, plastiques ou musicaux, l’artiste belge se confrontait en 1999 à Quartett, la pièce phare d’Heiner Müller dans une forme peu convaincante qui semble écrasée par la force du texte omniprésent.
C’est au Kaaitheater, à Bruxelles, qu’Anne Teresa et Jolente de Keersmaeker réunies avaient proposé cette mise en scène dansée de la pièce de Müller. Après un prologue où pulse un morceau de musique techno à déchirer les tympans, c’est dans le calme et le silence totales que la danseuse Cynthia Loemij exécute quelques pas immédiatement reconnaissables de la gestuelle singulièrement stylisée, économe et organique de Keersmaeker. Corps courbé, geste anguleux, tours de tête et de bassin, balancements, rotations de la silhouette fine et stricte guidée par un bras vainqueur… Elle lance le premier mot, une apostrophe injonctive, ” Valmont”… Elle est Merteuil et s’adresse à celui qui fut son vigoureux amant. Le personnage est campé par Frank Vercruyssen, comédien des Tg STAN, admirable dans bien des œuvres de la compagnie mais ici jouant tout d’un bloc bien trop monolithique.
Ils sont tous les deux sur un plateau nu, sorte de parquet de bal irisé d’une lumière solaire, d’un aspect ancien, vétuste. Seuls de petits fauteuils sont plantés là, il paraissent également sans âge. A la fois proches et distants, un peu perdus dans l’espace n’offrant que peu de soutient de jeu, les interprètes semblent écrasés par les mots surpuissants de Müller. Il n’y a bien que lorsqu’ils procèdent à l’échange de leur rôle qu’il se passe quelque chose de passionnant. Elle? jouant l’homme en endossant sa veste de costume à lui, trop large pour elle, qu’elle retrousse sur ses menus avant-bras ; lui, adoptant la juvénilité d’une jeune ingénue en sortant sa longue chemise blanche de son pantalon.
La pièce écrite en 1980 est une sorte d’extrapolation dévastatrice des Liaisons dangereuses, le roman épistolaire de Laclos. C’est un jeu de pouvoir, de désir et d’anéantissement de l’autre comme pour échapper à sa propre déchéance. La forme proposée par les sœurs Keersmaeker semble sans doute trop polie, trop élégante, voire lisse et fade pour un propos redoutablement véhément et tranchant.
Les mots ne sont pas étrangers à la danse de Keersmaeker, ceux de Rilke, de Shakespeare, de Da ponte ont émaillés de superbes productions récentes. Dans Golden Hours (As you like it), la chorégraphe n’avait retenu que des bribes de répliques, privilégiant le silence et l’intensité de l’émotion shakespearienne. Or, dans Quartett, une trop grande exhaustivité textuelle et une étonnante littéralité font passer le corps au second plan. Et comme les répliques sont dites avec un ton on ne peut plus doucereux et monocorde, on ne retrouve malheureusement pas la sauvagerie, la férocité de l’oeuvre d’Heiner Müller.
Crédit photo Herman Sorgeloos.