Performance
Dans la jungle eschatologique d’Alexander Schubert à Musica

Dans la jungle eschatologique d’Alexander Schubert à Musica

18 September 2021 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Depuis 1983, Musica fait déborder la musique de ses cadres habituels. Aujourd’hui Stéphane Roth, directeur de l’institution va encore plus loin en imposant une vision ancrée dans les esthétiques des mondes de la danse et de la performance. En témoigne le spectacle monstre, deux nuits et un jour du compositeur Alexander Schubert. On vous emmène dans la forêt ?

L’art de la contrainte et de la frustration

Pour ouvrir donc cette édition de Musica, qui se tient à Strasbourg jusqu’au 10 octobre, Stéphane Roth a passé commande à ce compositeur allemand connu pour ses croisements entre musique “classique” contemporaine et écritures électroniques. Asterism qui est encore en mouvement au moment où nous écrivons cet article est donc une création mondiale. L’idée ? 35 heures et 34 minutes dans un immense hangar faisant partie du Maillon, la scène européenne de la ville.

S’agit-il pour le public de rester 35 heures et 34 minutes sans discontinuer ? Non. Avouons-le, nous aurions adoré vivre là pendant ce temps complètement étiré. Nous allons donc vous parler d’une bribe d’expérience en deux temps, 3h30 d’une traite à l’ouverture de la performance, et une heure volée le matin avant de devoir repartir. 4h30 en tout sur 35h34. Pas grand-chose direz-vous ? Et bien si en fait, car tout est pensé pour qu’au bout de 1H30 vous ayez eu la sensation d’avoir accompli un cycle. 

Pourquoi  non ? Parce que rien n’est fait pour. Le public se tient soit debout soit assis, par terre, ou sur des petits coussins s’il en reste.  Un bar est ouvert 24h sur 24h, permettant de se restaurer, mais il se trouve à l’extérieur, ce qui impose de quitter la performance, et d’y entrer à nouveau, ce qui ne peut se faire qu’à des moments précis, par jauge de 24 spectateurs à chaque créneau. 

C’est donc face à une frustration immense que nous nous trouvons, celles des limites du corps, celles de la douleur qui fait qu’au bout de quatre heures, être assis par terre devient très inconfortable. Et évidemment, tout cela est pensé et fait exprès. Le public, qui n’est plus qu’un, habillé de ponchos transparents recouvrant ses vêtements est donc à l’unisson avec ce peuple de la forêt dirigé par un oracle 2.0….

Une Free party dans le monde d’après

Pour entrer dans cette forêt, il faut passer par un sas, blanc, raide, qui lui seul vous donner accès au monde. Tiens, oui au monde. C’est cela qu’Alexander Schubert questionne. Quel regard portons-nous sur notre monde ? Le décor est une vraie forêt plantée ( les arbres appartenant à un pépiniériste qui les récupère après la pièce). Dans cette forêt, il y a un lac, et de la terre. Il y a surtout un oracle. Oui, un oracle. Et en 2021, l’oracle est une voix en réalité virtuelle qui parle aussi avec de la lumière et de la musique.

La bande-son est un voyage, un trip un vrai. Nappes post rave, vraies basses qui tapent fort ou chants d’oiseaux, les boucles qui durent environ 30 minutes sont toutes des expériences enveloppantes. Parfois nous avons le droit de nous promener dans les bois, parfois pas. Cela est impossible quand les habitants sont là, occupés à vivre comme ils le peuvent.

Patricia Carolin Mai signe la chorégraphie de ces êtres qui dansent en Trois Huit, ou presque (en Deux Douze plutôt!) . Tous ne sont pas danseurs. Aux côtés d’Ines Assoual, Lise Herdam, Julien Kirrmann, Jeanne L’Homer, Jules Rouxel, se trouvent des chanteurs : Cédric Dosch, Mathilde Mertz, Clémence Millet, Céline Peran, et des percussionnistes : Hsin-Hsuan Wu, Yi-Ping Yang, Olivia Martin, Alexandre Esperet, Thibaut Weber et Emil Kuyumcuyan. Mais tous sans distinction sont en mouvement tout le temps ou presque.  

Leur danse oscille entre une lenteur à la Gourfink et des explosions à la Charmatz, cela dépend des ordres donnés et de l’énergie du moment. Nous les avons vus dans tous les états possibles. Enflammés, apeurés, amoureux, épuisés…. Il est impossible de dissocier les danseurs, des chanteurs et des musiciens, tout cela se mêle de la même façon que la musique est mixée.

Plus on entre dans l’expérience, plus elle devient drôle et fascinante. La musique parle via des néons, dans une opération volontairement basique : musique=lumières. Schubert utilise des précipités comme en peinture pour clore des tableaux et en ouvrir un autre dans un choc. 

Les derniers humains

L’effet est le suivant : c’est une drogue. Le temps ne compte plus. C’est seulement quand l’humanité se rappelle à nous par ses douleurs que nous comprenons que deux ou trois heures se sont écoulées. À un moment nous avons vu un spectateur se lever ( au fait, c’est hyper beau, les ponchos transparents pris dans les lumières ! ), prendre de la terre dans ses mains et la sentir…

Et c’est exactement ça qu’Asterism vient dire. Le mot “asterism” signifie peu ou prou un rassemblement d’étoiles qui n’est pas une constellation, cela dit aussi, en typographie, la rupture dans un texte. Schubert vient mettre en expérience une simulation de nous-mêmes : que regardons-nous quand nous regardons des arbres ? Pour nous les faire voir, il les surexpose, dans un all-over lumineux, aveuglant parfois, assourdissant souvent. Alors, on les voit ces humains ?  Eux savent la rupture. Et nous ? On sait que c’est bientôt la fin, que nous sommes parmi les derniers, on sait que la mer de glace est verte désormais. Oui, on sait, mais est-ce qu’on comprend ? Asterism pose à la façon d’une tragédie grecque version programmation informatique l’éternelle question trouble de la finitude. Savoir que l’on va mourir passe encore, mais la planète entière ? 

Il y a de quoi se tordre dans des postures de torsions, de pont sur trois appuis, le visage renversé et la bouche hurlante. Il y a de quoi faire l’amour quoiqu’il en coûte, tous ensemble, en un seul corps. Il y a de quoi partir, remonter dans les hauteurs et se cacher dans les bois. Ici, les éléments ne sont pas cléments, il pleut ( pour de vrai) à torrents, le feu ( pour de faux) brûle tout, et la lumière décide seule si le jour doit se lever ou non. Nous les quittons à midi ce samedi 18 septembre, alors peuple paisible et heureux, tranquille. Il est fort à parier que ça ne va pas durer, vous nous raconterez !

 

Concept, musique, mise en scène Alexander Schubert. Chorégraphie Patricia Carolin Mai. Scénographie et costumes Pascal Seibicke. Conseiller scénographique Hervé Cherblanc. Assistant scénographie Johannes Fried. Lumière : Joanna Ossolinska, Diego Muhr, Lasse Schönfelder. Vidéo Marc Jungreithmeier. Participation public Gloria Höckner. Conception réalité virtuelle Pedro González Fernández, développement réalité virtuelle et scénographie Leonhard Onken Menke, réalisation technique réalité virtuelle, implémentation Sebastian Olariu assistant conception réalité virtuelle Tobias Johannes Pfeil codéveloppement texte Michael Brailey assistant son et spatialisation Candid Rütter.

Du vendredi 17 septembre à la tombée de la nuit au dimanche 19 septembre à la levée du jour. Le festival Musica ne fait que commencer, le programme qui suit ce double fil de l’expansion de la musique et de l’écologie est ici. 

Visuel : © Thais Breton

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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