[Interview] Joan Matabosch, directeur artistique du Teatro Real : « C’est l’imagination de chacun qui nous permet de rester ouverts ! »
Profitant d’un passage à Madrid pour des passionnants Siegfried et Norma, nous avons rencontré le directeur artistique du Teatro Real. À contre-courant de ce qui se passe dans les autres pays, les théâtres sont ici ouverts. Explications…
Bonjour M. Matabosch, merci infiniment de me recevoir à l’occasion de mon passage à Madrid. Tout d’abord, au nom de tous les spectateurs d’opéra, je vais me permettre de remercier le Teatro Real pour son opiniâtreté à continuer à assurer des représentations pendant la tempête générée par ce maudit virus. Madrid, est, en quelque sorte aujourd’hui, le phare du monde de l’opéra, mais, vu de Paris, Madrid représente aussi une énigme.
En effet, nous avons pris la décision, tant que c’est possible, d’aller de l’avant ! Mais vous savez ce n’est pas facile en ce moment d’être ouvert, car vous vous doutez que beaucoup de problèmes sont à régler et que cela représente des efforts importants.
Depuis le début de la saison, en septembre, vous n’avez annulé aucun spectacle…
Pour le moment, nous avons réussi à assurer toutes les productions d’opéra prévues.
Nous nous sommes aperçus que, si l’on peut monter intégralement une production, suivre le processus depuis le début avec six semaines de répétitions, etc., et cela avec une grande discipline, nous arrivons à contrôler tout le processus.
Nous avons donc repris en juillet avec La Traviata, puis il y a eu Un bal masqué et une nouvelle production de Rusalka. Ont suivi Don Giovanni dans une production repensée par le metteur en scène Claus Guth et Marie, la première mondiale de l’opéra de Germán Alonso, et enfin, Siegfried et Norma. Actuellement, nous répétons Peter Grimes.
En revanche, nous avons dû modifier légèrement la programmation de danse. Car, lorsque l’on invite une compagnie de danse ou un orchestre, les contraintes deviennent plus compliquées à observer dans la mesure où les artistes arrivent au dernier moment. De ce fait, nous n’avons pas le temps de réagir si des artistes se révèlent positifs au Covid.
Ainsi, le temps de préparation des productions est rallongé…
En effet, les artistes, notamment, arrivent bien en avance. Et nous appliquons un protocole sanitaire très strict pendant toute la période des répétitions. Tout le monde porte des masques dans le théâtre, nous faisons des tests régulièrement. Nous vérifions ainsi qu’il n’existe aucune incidence à l’intérieur de l’enceinte du Real. Si quoi que ce soit arrive, nous maintenons à l’isolement les personnes qui sont cas contact. Et nous demandons aussi à chacun d’être vigilant au maximum sur son activité sociale, car il y a des situations familiales et sociales où les gens ne portent pas le masque.
« Il est est formidable que le comité scientifique dont nous dépendons cherche à élaborer des solutions où tout le monde est en sécurité tout en nous permettant de rester ouvert ! »
Quelle est la fréquence des tests pour les artistes ?
Il y a, chaque semaine, un test de routine et, selon les incidences, nous en ajoutons d’autres si nécessaire. Il peut arriver que nous fassions un test tous les deux jours.
Bien sûr, ce n’est pas à moi de décider ce qui doit être fait ! Nous avons un comité de médecins, composé de six épidémiologistes de plusieurs hôpitaux de Madrid, comité qui a élaboré un protocole sanitaire. Les incidences sont suivies chaque semaine et, en cas du moindre problème, nous devons les consulter. Donc, je le répète, les décisions ne dépendent pas de nous, mais de ce comité !
Bien sûr, ce peut être, parfois, source de complications, mais nous mettons évidemment en œuvre tout ce qu’ils nous demandent. Dans le respect de ces injonctions, notre ligne de conduite est de rester ouvert ! Il faut vraiment avoir conscience du fait qu’il est formidable que ce comité cherche, en permanence, à élaborer des solutions où tout le monde est en sécurité tout en nous permettant de rester ouvert !
Et, il y a eu des moments, avec des compagnies de danse, où cela n’a pas été possible et où nous avons dû annuler les spectacles. Mais, globalement, l’imagination dont tout le monde a fait preuve nous a permis de rester ouverts.
Vous pouvez nous donner des exemples de ce processus ?
Prenons Siegfried, par exemple… Au départ, nous avons ouvert la fosse au maximum – ce que nous aurions fait en période normale – mais, de plus, nous avons placé des musiciens dans les loges latérales du parterre.
Ce n’est pas que l’on aime donner Siegfried dans une telle configuration, mais il vaut mieux le faire ainsi que de ne rien faire ! Ce n’est pas idéal, mais c’est une façon raisonnable d’agir, tout en restant dans les limites de l’acceptable !
Il a fallu plusieurs mois pour en arriver là. Nous avons ainsi commencé à travailler avec l’orchestre deux mois avant le début des répétitions. Nous avons eu une première répétition musicale en décembre – pour une première en février -, puis des rencontres, chaque semaine, avec les musiciens durant lesquelles nous avons mis toutes les configurations sur la table. Il y en avait six ou sept.
Avec le Chef, Pablo Heras-Casado, nous avons mesuré le résultat acoustique de chacune d’entre elles. Puis les membres de l’orchestre ont, eux-mêmes, réalisé les plans de redistribution du parterre et sont arrivés à une solution sûre, en respectant les distances. Enfin, nous avons construit ces parois de plexiglas pour protéger les musiciens entre eux, de même qu’entre eux et le public. Il existe ainsi, une séparation entre chaque instrument à vent.
Dans la production de Norma, j’ai également été surpris de voir un masque intégré dans le maquillage et la barbe des choristes.
Oui, nous avions déjà fait cela avec Un bal masqué. Nous essayons de trouver des solutions pour camoufler les masques au maximum. Nous sommes devenus très imaginatifs ! (rires)
En fait, il existe deux options pour les choristes : soit, ils ont la distance de sécurité entre eux et ils chantent non masqués, soit, ils portent un masque.
J’ai une question sur le niveau où se prennent les décisions sanitaires en Espagne. En France, c’est du ressort du Président de la République, mais l’Espagne est un pays beaucoup plus décentralisé…
Dans le cas du Teatro Real, je dois dire que l’ensemble des administrations publiques était d’accord pour avancer tout en ayant des bonnes conditions de sécurité. Nous avons une directive-cadre donnée par le Gouvernement central et aussi, une autonomie de gestion de chaque communauté. Les décisions dépendent évidemment de l’incidence et de l’évolution de la pandémie. Les communautés nous transmettent une ligne de conduite pour agir dans des conditions sanitaires qui nous permettent de rester ouverts.
L’instruction n’est donc pas de fermer, mais de suivre un protocole de sécurité. Et si ce n’est pas possible, alors nous devons fermer.
Certains théâtres n’ont pas eu d’autre alternative que de fermer tandis que d’autres ont trouvé une façon de suivre un protocole pour rester ouverts au public.
Cela dépend bien sûr de l’architecture du théâtre, de la configuration du bâtiment. Au Teatro Real, nous avons la chance d’avoir des salles de répétitions faciles à réadapter pour qu’il y ait de la ventilation et de la distanciation. Notre salle de répétitions d’orchestre est immense. Et nous avons pu adapter les salles de répétitions de l’orchestre, du chœur, ainsi que la salle et le foyer. Mais l’on ne peut pas faire cela dans tous les théâtres.
Est-ce un pourcentage de remplissage qui est retenu par les autorités ?
Absolument, mais aussi, bien-sûr, le respect de la distanciation. Les personnes disposant de tickets achetés pour un même groupe, sont placées côte à côte, et nous laissons un siège libre entre chacun des groupes. Il en est de même pour les personnes isolées.
De surcroît, lors des achats de billets, nous indiquons aux acheteurs qu’il est préférable qu’un groupe soit constitué de gens qui habitent ensemble par ailleurs.
« Le public est vraiment enthousiaste ! »
Avez-vous des retours du public sur le fait que vous restiez ouvert ?
Oui, et ils sont vraiment enthousiastes. Nous ouvrons actuellement avec une jauge de 60 %. Pour Siegfried et Norma, par exemple, nous avons vendu 100% des places ainsi disponibles !
En septembre, vous avez eu un souci avec une représentation du Bal masqué et la représentation avait été annulée.
En effet ! À ce moment-là, la norme posée par la Communauté était d’avoir une jauge maximum de 60 % pour la salle, sans aucune instruction de distanciation.
Durant cette période, nous n’étions même pas à 60 % de remplissage, mais aux alentours de 40 %. Mais il est vrai qu’en raison des abonnements, certains endroits de la salle étaient plus remplis que d’autres.
Il faut préciser que lorsqu’un spectateur achète un abonnement, il lui est réservé une place fixe et, pour des personnes abonnées depuis des années, il est impossible de ne pas leur donner la place prévue.
C’est après cet incident que la Communauté de Madrid a ajouté la distanciation à la jauge maximum. Et, pour le coup, nous avons renuméroté toute la salle pour nous adapter aux nouvelles règles. Finalement, cet incident a été salutaire pour le théâtre et nous a permis des corrections.
En revanche, je pense qu’il n’était pas logique d’annuler cette représentation. Car ce que l’on a immédiatement fait, a été de proposer à des gens qui avaient acheté des billets bon marché de disposer de meilleures places. Et nous avons eu la surprise de constater qu’une partie des spectateurs concernés a refusé !
Quoi qu’il en soit, cela a permis de nous alerter sur le fait que les changements de sièges doivent se faire avant le jour de la représentation. Quand quelqu’un arrive au théâtre, il doit savoir que la place qui lui a été attribuée a changé. Et s’il ne l’accepte pas, nous le remboursons.
Nous avons parlé du public, mais il y a aussi les artistes de tous les pays… Ces artistes qui ont du mal à travailler dans leur pays et sont tellement heureux de pouvoir le faire ici.
Je crois que les artistes ont beaucoup de respect pour le Real qui fait tout ce qu’il est possible de faire pour rester ouvert. Les artistes traversent une période terrible, car pratiquement tout a été annulé pendant cette année. Donc, même si ce n’était que par respect des artistes, il faut faire ces efforts !
Peut-on aborder les perspectives de la prochaine saison ?
Je ne le peux pas, car je dois respecter un protocole. La saison est prête naturellement, mais elle doit d’abord être approuvée par la Commission exécutive, puis par les mécènes, etc.
Une chose est sûre, et facile à deviner, c’est qu’après le Siegfried, il y aura Le Crépuscule des Dieux. (rires).
Oui et j’espère que ce sera un Crépuscule sans l’orchestre éclaté dans la salle !
Pour Siegfried, j’ai personnellement trouvé que l’effet était formidable.
Oui, c’était réussi ! Les chefs d’orchestre travaillent bien et cela a été le cas pour le Chef, Pablo. Nous avions aussi fait des modifications dans Rusalka où nous avions dû déplacer la harpe. La partition de Rusalka est devenue une sorte de concept « pour harpe et orchestre ». C’était très intéressant. Même si la raison initiale était purement pratique, certains critiques ont dit que la harpe, hors de l’orchestre, figurait l’âme de Rusalka…
Revenons à la saison actuelle. Elle balaye tous les répertoires et toutes les époques. Cela va du bel canto à l’opéra contemporain avec Lessons in love and violence.
Ainsi que Marie, une création mondiale et, à venir en mai, Transito, une œuvre de Jesús Torres ! Et bien sûr, il y a des classiques comme Don Giovanni. Nous visons toujours à respecter un équilibre de styles durant la saison.
« La situation et ses difficultés nous ont rendu plus forts ! »
Depuis combien de temps êtes-vous au Real ?
Six ans. Mais c’est peu au regard du temps que j’ai passé au Liceu de Barcelone.
Avec ces belles réussites, il est certain que l’on va vous voir encore longtemps ici à Madrid.
Je dois dire que ce que nous avons fait pendant cette période a encore plus renforcé les liens de tous ceux qui travaillent à l’intérieur du théâtre. La situation est terrible, mais ces problèmes, ces difficultés nous ont rendus plus forts.
Nous avons encore mieux travaillé en équipe, avec l’orchestre, le chœur, la direction du théâtre, avec les sponsors. Être ainsi ouverts, nous a permis de maintenir notre pourcentage de sponsoring. Nous n’avons pas perdu un seul sponsor grâce à l’excellent travail de Gregorio Marañón et Ignacio García-Belenguer, Président et Directeur général du Teatro Real ! Je pense que c’est très lié au fait que nous sommes restés ouverts.
Qu’en est-il de l’équilibre financier ?
La vente réduite de tickets va évidemment nous manquer et nous allons devoir trouver une solution pour compenser cette perte.
Mais le modèle continue à fonctionner. Il y a 24% de subventions, ce qui est très peu en comparaison de beaucoup d’autres théâtres en Europe, 25% de sponsoring, 9% de locations des espaces du théâtre et le reste, c’est le box-office.
Bien évidemment, les locations n’ont pas été maintenues et il y a eu, mécaniquement, moins de billets vendus. Vous devez savoir que normalement, je travaille sur un budget basé sur 92% de remplissage.
Je le répète, les amateurs d’opéra français ont les yeux tournés vers Madrid. Alors, encore un grand bravo !
Je vais vous dire… dans cette période difficile, nous sommes enchantés de recevoir tous nos amis Français !
Visuel © Javier del Real