Opéra
C’est le drame qui est le plus fort

C’est le drame qui est le plus fort

22 November 2019 | PAR Clément Mariage

Le spectacle s’ouvre sur une pantomime qui n’a a priori que peu de rapport avec l’œuvre d’Arthur Honegger et Paul Claudel : dans une salle de classe, des jeunes filles travaillent, quelques-unes bavardent, sous l’œil attentif ou réprobateur de leur institutrice. La sonnerie retentit, elles quittent leur classe par un couloir situé sur le côté gauche de la scène. La salle est désormais déserte. Soudain, un homme y entre – un concierge, un homme de ménage ? – qui y passe le balai et range les chaises et les tables. Semblant saisi d’une brusque bouffée de folie, il se met à les renverser une à une et à les projeter dans le couloir adjacent, en se barricadant dans la salle de classe.

C’est lorsqu’il est enfin seul, éploré au milieu de ce grand espace hermétiquement fermé, que la musique s’élève. Surgissant à la fois de la fosse d’orchestre et des hauteurs de la salle depuis lesquelles le chœur entonne l’introduction « Ténèbres ! Ténèbres ! », elle semble provenir de nulle part et de partout à la fois. L’homme, de plus en plus halluciné, arrache le lino de la salle de classe, rompt des lattes de parquet et se met à remuer des poignées de terre brunâtre, tout en retirant progressivement ses vêtements. Entièrement nu, et révélant un corps de femme, c’est lorsqu’il saisit une épée hors de l’humus que l’on comprend qu’il est désormais Jeanne.

Ce geste de fouille manifeste l’ambition archéologique de Romeo Castellucci dans cette mise en scène : « il s’agit de couper radicalement avec [l’]image [de Jeanne d’Arc], avec les strates idéologiques qui y ont sédimenté » affirmait-il dans une interview. Cette proposition explore donc la figure de Jeanne en-deçà des couches successives de discours et de symboles dont elle a été affublée au cours des siècles, aussi bien par les monarchistes que les républicains, aussi bien par les catholiques que les laïcs, comme pour atteindre à son sujet une forme de non-savoir. Tous ces symboles tournoient autour de la figure de Jeanne, qui se les réapproprie en exhumant un drapeau français aux couleurs délavées bientôt marqué d’une croix incandescente, enfourchant un balai, montant un cheval renversé.

Cette entreprise de dénuement du mythe de Jeanne d’Arc passe aussi bien par la métamorphose du personnage du concierge en Jeanne que par l’exaltation d’un modèle dramaturgique où l’actrice sur scène accueille tout ce que la musique et le texte chanté l’amènent à traverser. C’est aussi à une forme de mystique de l’acteur qu’on assiste, quand les initiales d’Audrey Bonnet, incarnant Jeanne, apparaissent sous la forme de christogrammes en fond de scène : A. B.  « Le livre que je t’apporte pour le comprendre, il n’y a pas besoin de savoir ni A ni B » prévient Frère Dominique, apparaissant ici sous les traits d’un négociateur entre le concierge-Jeanne cloîtré dans la classe et le monde extérieur. Ces deux lettres, les premières de l’alphabet, apparaissent alors comme le signe d’un commencement, d’une sorte de renouveau du personnage qui passe par le corps de l’actrice.

Dans cette œuvre singulière d’un compositeur qui disait honnir le théâtre lyrique tel qu’il existait alors, la voix occupe une place particulière : Jeanne est la seule qui parle, avec Frère Dominique – tous les autres personnages chantent. Romeo Castellucci pousse le projet d’Honegger dans ses retranchements en éliminant du champ de la visibilité les voix qui apparaissent à Jeanne. À Lyon, la solution retenue avait été très critiquée, puisque les chanteurs avaient été relégués dans un autre endroit du théâtre et leur voix était enregistrée en direct pour être diffusée dans la salle. Ici, pas de médiation électroacoustique : les chanteurs sont bien présents, mais dissimulés derrière une gaze noire dans les loges royales de chaque côté de la scène, s’imposant par leur seule « visibilité sonore ». Ceci engage une expérience d’auditeur inédite où les voix sont leur propre présence : le corps du chanteur étant invisible, la voix est le seul critère de différenciation entre les personnages et, partant, entre les artistes. C’est celle d’Aude Extrémo en sainte Catherine, par sa profondeur cuivrée, sa richesse d’harmoniques et sa séduisante ductilité qui se démarque le plus des autres. Jean-Noël Briend, annoncé souffrant, assure pourtant sa partie (Porcus, un Héraut, le Clerc) avec vaillance, éclat et un grand engagement dramatique. La Vierge d’Ilse Eerens est également d’une belle présence, fruitée de timbre et claire de diction. On reconnaît la tendre voix de basse de Jérôme Varnier, qui parvient à distiller dans ses rôles assez minces autant de grâce que de fermeté. Les membres du Chœur de la Monnaie, situés dans les hauteurs de la salle, donnent corps aux voix qu’ils incarnent successivement, en maintenant une forme de fondu sonore qui leur confère une dimension irréelle.

Sur scène, Audrey Bonnet est d’un engagement sidérant, plongeant à corps perdu dans cet effort d’incorporation de la figure de Jeanne. S’appuyant aussi bien sur un corps malléable que sur une voix expressive, elle confère au personnage une présence irradiante et une part d’ambiguïté bouleversante. Sébastien Dutrieux, dans le rôle moins expansif de Frère Dominique, s’impose par une diction et une projection impeccables d’autorité.

Sous la baguette de son ancien directeur musical, Kasuchi Ono, l’Orchestre Symphonique de la Monnaie porte à son incandescence la musique d’Honegger. Dans une forme extraordinaire, chaque instrument de l’orchestre fait rayonner ses couleurs avec relief, sans pour autant sacrifier l’homogénéité de l’ensemble. Le raffinement de l’orchestration d’Honegger est superbement rendu, donnant à entendre les effets de transparence, les superpositions de timbres et la profusion voluptueuse de certains passages, notamment le final de l’œuvre, percé par des volées vibrantes d’Ondes Martenot. Cette lecture, à la fois très hédoniste et très tendue soutient la proposition de Castellucci en révélant la puissance suggestive de la partition.

Un immense spectacle.

Clément Mariage


Crédit photographique : © Stofleth

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Clément Mariage

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