Le Festival d’Avignon vu de la Belgique – Suite n°1 : La fin est-elle (encore) notre commencement ?
Sylvia Botella est critique, elle est également la dramaturge du Théâtre National Wallonie-Bruxelles. Nous lui avons demandé en ce jour de clôture du 76e Festival d’Avignon de nous dresser son bilan personnel. Elle a répondu en plusieurs temps. Voici sa Suite n°1 qui revient sur les spectacles qui ont marqué la première partie du festival.
Le Moine noir / Kirill Serebrennikov
Depuis Outside (2019), cela faisait longtemps que l’on attendait Kirill Serebrennikov au Festival d’Avignon. La pièce Le Moine noir, venant d’une nouvelle – trop ! – méconnue de Anton Tchekov surprend, à la fois tragique et fantastique, énergique et poignante. En quoi cette pièce en 4 actes fascine-t-elle ? Par la capacité de Kirill Serebrennikov d’imposer une logique abstraite qui va en deçà d’une logique narrative, dans des paysages volontairement flottants (notamment les baraquements sont bringuebalants). L’ampleur de la pièce est dans le vis-à vis théâtre/image filmée et dans l’assemblage des récits : le drame intimiste de la figure tragique tchékhovienne et l’(auto)portrait (?) de l’artiste en crise.
Il y a d’abord, en trois actes, la montée élaborée de la tragédie, celle de d’Andreï Kovrine, un intellectuel russe brillant qui séjourne à la campagne chez Pessotski et sa fille Tania. Ils ont un splendide jardin. Le jeu hallucinant des actrices Viktoria Mirochnichenko et Gabriela Maria Schmeide, et des acteurs Mirco Kreibich, Odin Biron et Filipp Avdeev déchirent le plateau. En interprétant tour à tour les rôles de Kovrine et Katia, iels ont le même souffle textuel, mais l’un.e est l’envers de l’autre. Dans un écheveau relationnel complexe, iels deviennent des fantômes intérieurs qui hantent toutes les strates du récit. Serebrennikov parvient, par la (re)composition entre plusieurs états, plusieurs émotions, à dire tout ce qu’il y a à dire de l’histoire du Moine noir. L’histoire est mise à nu.
Puis, la pièce change peu à peu de registre, elle glisse de plus en plus dans le fantastique. On est dans le pic inouï de la haute tragédie dans le quatrième acte. Elle glisse dans le non verbal, le corps. La danse dévoile. Elle abandonne Kovrine de plus en plus dans la folie. À ce titre, on peut regretter la fragilité de la danse qui est précisément le climax réconciliateur, tirant les fils entre la tragédie et le fantastique dans la pièce. Cependant, la pièce se révèle être une étonnante catabase : c’est la descente aux enfers de Kovrine peuplée de moines noirs. Faire face au spectre du Moine noir rodant tout autour, c’est simultanément se confronter à soi, voire à un possible devenir inquiétant de soi et à l’altérité.
Que nous raconte en définitive Le Moine noir ? Si ce n’est la terreur de l’artiste d’être enfermé à l’intérieur d’une mort en devenir et l’avoir sans cesse devant lui. C’est l’histoire de Kirill Serebrennikov que l’on entend.
Anima / Noemie Goudal-Maëlle Poésy … tout cela, en 60 minutes, c’est possible
Il n’y a pas de mot pour décrire ce que l’on éprouve devant l’installation/performance Anima de Noémie Goudal et Maëlle Poésy, si ce n’est une tristesse profonde, difficile à contenir devant les images muettes des trois films en plan séquence diffusés sur 3 écrans dans lesquelles les spectateurs/trices sont immergées soutenues par la musique entêtante de Chloé Thévenin.
La première projection retrace le processus de création de l’œuvre Phoenix de Noémie Goudal présentée aux Rencontres de la photographie d’Arles. Dans la nuit, une palmeraie est photographiée puis tirée sur des grandes bandes de papier que des technicien.nes juxtaposent. Les images se recomposent constamment. Le cadre est dans le cadre. La dramaturgie agit par addition et/ou sédimentation. Elle n’est pas que plastique, elle signifie : le récit se déverse dans un autre récit. C’est le geste de l’humain.e plein cadre, qui excède les forces géophysiques et altère la terre. L’anthropocène prend tous les écrans.
Soudainement, côté jardin, le paysage goutte littéralement dans l’écran. Les couches de papier se déchirent et se soulèvent devant nos yeux, représentant d’une certaine manière toutes les couches qui voilent notre regard. « Regarder ici » est mis à nu devant le réalisme radical de la déliquescence des paysages ! Anima rend visibles des choses invisibles. C’est l’anthropologue Michel Descola que l’on entend en filigrane dans Anima. La pièce remet en question, de manière littérale, l’opposition culture-nature qui participe à la catastrophe environnementale. Non ! L’humain n’est pas extérieur à la nature.
Si nous n’arrivons pas à oublier Anima, c’est parce que nous n’arrivons pas oublier le geste saisissant de Chloé Moglia qui crée une pause bouleversante dans le récit par une sorte de danse d’une grâce infinie. Elle s’attrape tout doucement dans le vide, se rattrape cherchant constamment des appuis dans ce qui reste du paysage. “La fin est-elle encore notre commencement ?”, semble-t-elle nous demander.
Si nous n’arrivons pas à oublier Anima, c’est parce qu’elle provoque une inversion tragique et une vive émotion. Si nous n’arrivons pas à oublier Anima, c’est parce que nous n’arrivons pas à applaudir. Si nous n’arrivons pas à oublier Anima, c’est parce que nous n’arrivons pas à oublier notre honte face à la terre qui brûle, face aux pluies de feu, d’acier, de cendres. Tout cela en 60 minutes, c’est possible !
L’exposition Phoenix de Noémie Goudal est présentée à l’église des Trinitaires du 4 au 18 août 22 dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles.
Après le festival : 6 au 14 janvier 23, Théâtre Dijon Bourgogne, CDN ; 24 et 15 février , Espace des Arts Scène nationale de Chalon-sur-Saône ; 19 et 20 avril, l’Azimut, Antony et Châteney-Malabry
One Song / Histoires du Théâtre IV de Miet Werlop ! – On la voit même bouger en musique live
À la lisière du raccord qui réunit art de la performance, installation, concert, sport, les images de One song jaillissent dans un espace à la fois performatif et ritualisé. Après Milo Rau, Faustin Linyekula et Angelica Liddell, Miet Warlop poursuit le projet ambitieux de la série Histoire(s) du théâtre imaginé par Milo Rau : donner à son histoire du théâtre personnelle une forme visible. Que raconte l’artiste belge ? Sinon l’impression permanente de courir à l’intérieur d’une boucle sans fin, en devenir et de l’avoir sans cesse devant soi !
Miet Warlop signe ici une œuvre lumineuse, répondant d’une certaine manière à sa première pièce De Sportband / Afgetrainde Klanken (2005) – requiem pour son frère disparu trop tôt – mais de manière plus apaisée, nimbée d’humour et de grâce. Ici, dans une même quête (impossible ?), les artistes/sportifs doivent fixer tout à la fois – le chant, la musique et l’effort physique -, jouant sur deux lignes parallèles qui se prolongent l’une l’autre : la vie et l’œuvre de l’artiste. Il s’établit entre le performeur chantant et le tapis de course un contact magique. Pareil, entre la violoncelliste et la poutre. Dans le gymnase, on vit plus intensément !
Dans One Song, il ne s’agit pas tant de surligner les éléments biographiques que de révéler les points de contacts entre la vie et le travail de l’artiste devant un commentateur et des supporters souvent très dubitatifs. Vie et création se confondent moins qu’elles répondent à des logiques similaires. Les relations humaines se pensent comme les relations artistiques, semble nous dire Miet Warlop. Comment travaille l’artiste ? Que cherche l’artiste ? Miet Warlop fait une magnifique performance de cette One Song : At this very moment / When others are on mute / The grape will burst / Yet grief remains a fruit/ Yet grief remains a fruit. On la voit même bouger en musique live.
Après le festival : 20 et 21 septembre 22, Festival Actoral, Marseille ; 28 et 29 septembre 22, Tandem Scène nationale Arras-Douai ; 1 au 7 octobre 22, NT’Gent, Gand, etc.
All over Nympheas de Emmanuel Eggermont – Un, deux, trois, bleu. Nous risquons d’être amoureux.ses
La pièce All Over Nympheas continue de nous émerveiller. Tant, elle est à la fois tragique et poétique, géométrique et poignante. Emmanuel Eggermont offre à l’intelligence sensible et à la contemplation des motifs chorégraphiques volontairement abstraits qui étonnamment nous immergent dans les vérités profondes de la vie.
L’ampleur de la pièce est dans le vis-à vis de l’œuvre de Raymund Hoghe – on y reconnait, entre autres les motifs de sa pièce 36 Avenue Georges Mandel, hommage splendide rendu à la Callas présentée à l’Église des Célestins au Festival d’Avignon – ; le geste du dramaturge de Pina Bausch -, ainsi que l’assemblage des récits : le drame intimiste et le devenir de l’artiste. Plusieurs lieux, plusieurs temps, plusieurs récits s’entremêlent dans une même phrase chorégraphique. Présence et absence entrent simultanément en jeu.
C’est le chant secret des nymphéas de Monet que les danseurs et les danseuses- magnifiques ! – révèlent dans leurs trajectoires individuelles, laissant de côté tout le superflu pour ouvrir nos yeux plus grands ! Nos larmes coulent, et tout notre corps est parcouru de frissons. Un bonheur inconnu nous enveloppe.
C’est peut-être ce qui est le plus bouleversant. Dans All Over Nympheas, la vision est plus large, tout un monde des possibles s’ouvre… il suffit de regarder les danseurs « (re)composer » les lignes du tapis de Nymphéas pour saisir le moment d’éclosion d’un nouveau rapport de l’artiste à la création. All over Nympheas capture la métamorphose de Emmanuel Eggermont sous d’autres horizons.
Ma jeunesse exaltée / Olivier Py – «(…) j’écrirais en lettres de feu sur le manteau d’Arlequin : quelque chose vient ! »
Le plus grand plaisir de la pièce Ma Jeunesse exaltée de Olivier Py est le voyage : on se promène dans le récit constitué de sortes de saynètes colorées pour 10 acteurs comme on suit les courses enfiévrées trouées de canulars de Arlequino – flamboyant Bertrand de Roffignac ! -, jeune poète/livreur de pizzas perdu dans la société dérisoire et mercantile. Il livre chaque jour une pizza à un vieux poète – extraordinaire Xavier Gallais ! -. Certes, on y retrouve l’insolence d’Olivier Py (façon La Servante créé en 1995), son ampleur : dépasser en dix heures son époque, dialoguer avec d’autres lieux, d’autres temps et d’autres auteurs tels que Rimbaud, Shakespeare, Molière ou Platon. Mais aussi et surtout, on y retrouve son ambition sincère de questionner le devenir de l’artiste (Arlequino, Alcandre), le théâtre (la pièce s’élabore sous nos yeux), la politique (Le Ministre, le conseiller et les coulisses), la religion (l’évêque, sœur Victoire, Jésus), l’amour, la poésie, qui combinés les uns aux autres, donnent lieu à une débordante fable initiatique sur les mensonges et petits arrangements parfois honteux du pouvoir et de l’ambition.
Comme toujours chez Olivier Py, tout passe par le rythme effréné, la scénographie mobile, la truculence du costume (mention spéciale aux Ateliers costumes du Théâtre de Liège), le sens du dérisoire, entre œuvre monumentale et cosmogonie miniature. Mais Ma jeunesse exaltée rajoute une troublante dimension à son approche de la dérision : la tendresse. Peut-être pour mieux lever les simulacres. À moins que ce soit le profond mystère artistique qui lie l’auteur et metteur en scène aux personnages de Arlequino et Alcandre : un étrange effet de reconnaissance filiale. Se choisir un fils puis se reconnaître comme père ? Peu importe les effets.
Il n’est pas anodin qu’Olivier Py choisisse aujourd’hui de dessiner le portrait d’une jeunesse indomptable car il l’oblige à rendosser le costume de l’artiste pour être dans un rapport plus égalitaire et accueillir « quelque chose qui vient » après avoir été durant 8 + 1 ans le directeur du plus grand festival du monde. Laissons-le avancer vers ce qu’il veut !
Ma jeunesse exaltée est publié aux éditions Actes Sud.
Après le festival : 11, 12, 18 et 19 novembre 23, Théâtre Nanterre-Amandiers ; 25 et 26 novembre 23, Théâtre National Populaire, Villeurbanne.
Visuel Anima Noémie Goudal et Maëlle Poesy / © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.
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