William Forsythe et Trisha Brown : reprise de quatre créations pour le Ballet de l’Opéra de Paris
Honneur à la Post-Modern Dance pour la fin d’année à l’Opéra de Paris : trois pièces de Forsythe et une plus récente de Trisha Brown sont réunies pour une soirée qui met le Corps de Ballet à l’honneur. Entourés de danseurs étoiles émérites, les plus jeunes danseurs du Corps de Ballet peuvent faire leurs preuves à l’enseigne de la virtuosité.
In the Middle, Somewhat Elevated (1987), William Forsythe
Presque aussi indissociable que l’est John Cage de Merce Cunningham, Thom Willems est cet artisan du son qui vient sublimer l’écriture chorégraphique de Forsythe. Il faut le redire, In the Middle, Somewhat Elevated repose tout entier sur sa composition hallucinée, rythmée par des scansions qui semblent métalliques, alors que les sons proviennent pour l’essentiel de l’organe du compositeur. Ce qui frappe avant tout dans cette pièce, c’est la rigueur et la complexité de l’architecture. On sait l’importance que cette discipline représente pour le chorégraphe, pour qui elle constitue un levier, une armature sur laquelle il peut greffer son style avec ce vocabulaire dit « néo-classique ». En réalité, rien de compassé ou de nostalgique dans l’écriture de Forsythe, mais au contraire l’affirmation d’une relecture intransigeante de cette grammaire des corps pour en tirer la quintessence contemporaine.
« Le vocabulaire n’est pas et ne sera jamais vieux. C’est l’écriture qui date. » L’on comprend alors que le niveau d’excellence de l’Opéra de Paris ait pu séduire et inspirer le chorégraphe, en lui permettant toutes les audaces : de portés-projetés en ruptures de rythmes, du marcher désinvolte qui suit les plus périlleux déséquilibres, des lignes qui frôlent le vertige, une esthétique qui rompt avec l’opposition classique entre la puissance du danseur et l’évanescence de la ballerine. Ainsi, Vincent Chaillet, remis de ses prouesses sur pointes chez Marie-Angès Gillot, s’illustre-t-il dans un rôle qui lui permet de déployer sa précision, mais aussi sa sensualité, dans un solo au ralenti. À l’inverse, redécouvrant la force d’expression de leurs épaules, et la mobilité de leur bassin, les ballerines explosent d’une sensualité toute contemporaine. Alice Renavand séduit par sa légèreté et son assurance.
O Slozony / O Composite (2004), Trisha Brown
Annoncée souffrante avant le lever de rideau, Isabelle Ciaravola était remplacée par la première danseuse Muriel Zusperreguy, aux côtés de Nicolas Le Riche et Jérémie Bélingard.
Trisha Brown a créé ce ballet en 2004 pour l’Opéra de Paris, en s’inspirant d’un poème polonais de Vija Celmins sur le thème de l’oiseau et de son envol. La chorégraphe dit y avoir vu un prétexte à élaborer une sorte d’alphabet dansé. Était-ce la lecture du poème en polonais non surtitré, ou la composition passablement kitsch de Laurie Anderson, le contraste avec la vivacité de l’écriture de Forsythe n’aidait pas à mettre en valeur le travail de celle qui fut une des fondatrices de la Judson Church School à New York. Malgré les appuis impeccablement équilibrés de Le Riche et l’engagement de Bélingard, le trio n’est pas parvenu à nous embarquer dans l’univers poétique proposé, ni à nous faire croire à l’envol de ces créatures vers la voûte céleste, malgré quelques beaux moments.
Woundwork 1 (1999), William Forsythe
Entre trois murs blancs, deux couples évoluent entre pas de deux et quatuor, interprétés ce soir par Emilie Cozette et Benjamin Pech, et Eleonora Abbagnato et Le Riche. Vêtues de justaucorps couleur chair, jambes nues, sous un éclairage cru, les danseuses offrent au regard leur technique dépouillée. Sur le thème de l’enroulement et du déroulement (to wind), Forsythe a imaginé une pièce à la pureté incandescente, aux savantes arabesques qui multiplient les effets de miroirs entre les quatre partenaires. Là encore, la partition imaginée par Thom Williems fait mouche, à partir de clarinettes dont le son a été altéré et retravaillé. Le rythme plus lent de cette pièce permet d’apprécier la virtuosité des interprètes. Émilie Cozette semble particulièrement à l’aise dans l’écriture de Forsythe. Quant à Le Riche, son nom a fusé à plusieurs reprises au moment des applaudissements.
Pas./Parts (1999), William Forsythe
Pour finir, une autre de ces pièces complexes dont Forsythe a le secret, sorte d’amalgame entre In the Middle, Somewhat Elevated, et son bel Artifact. Une très belle idée scénographique, qui vient redoubler la variété des formations proposées sur scène : on découvre bientôt que la toile blanche en fond de scène est en réalité translucide, et que à plusieurs reprises, des danseurs continuent de danser derrière, telle une réminiscence spectrale de leur passage sur scène. Les costumes sont aussi admirables dans cette pièce, les découpes savantes des justaucorps, dont l’avant est noir et le dos de couleur variable, venant redoubler de leur graphisme les nombreuses figures dessinées. Pas./Parts pourrait se lire comme le pendant plus contemporain de la Sérénade de Cunningham : un exercice de style proposé aux danseurs au sein du studio.
Un Forsythe malicieux, avec la complicité de Willems, use et abuse du montage et du collage, de telle manière qu’un solo peut être à la fois l’aboutissement d’un trio et l’amorce du groupe suivant. Cette écriture tracée à l’équerre et au compas pourrait finir par sembler mécanique, si elle n’était contrebalancée, comme souvent chez Forsythe, par la recherche de la sensualité individuelle de chaque interprète – la pièce avait été créée à l’origine en s’appuyant sur les idées des jeunes danseurs, lors des répétitions. Ainsi, la danse ralentit et accélère, pulvérise les codes classiques pour former un ensemble animé et presque organique, comme autant d’insectes colorés et affairés. Des allusions à l’univers du hip hop ou des danses latines (chachacha) viennent encore brouiller les pistes. Rien n’est jamais pesant, les pas les plus simples côtoient des appuis et des portés complexes, dans un univers qui semble chercher l’harmonie dans la dissonnnance. Un grand bravo aux danseurs du corps de ballet, que dominait une Agnès Letestu souveraine.
Crédits photographiques © Anne Deniau / Opéra de Paris