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Rhodnie Désir : “Le contemporain est propre à toutes les formes et styles”

Rhodnie Désir : “Le contemporain est propre à toutes les formes et styles”

27 May 2023 | PAR Amelie Blaustein Niddam

L’artiste québécoise présente BOW’T TRAIL Rétrospek, son travail de chorégraphie-documentaire sur des communautés noires d’Amérique pour la première fois en Europe, le 6 juin au Festival June Events.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis chorégraphe-documentaliste, fascinée par l’humain, la proximité et les rencontres. Je crée à partir du vocable humain, de la tradition orale et ce sont ces conversations qui sont ma plus grande et riche matière de recherche. Je souhaite délier les nœuds de la société par mon travail et offrir un peu plus de lumière. Je suis aussi maman, une mention importante dans mon processus. Puis derrière tout ça, j’ai un parcours professionnel en communication-marketing dans lequel j’ai aussi travaillé auparavant. Je suis donc une femme entrepreneure et ma démarche novatrice est la démarche chorégraphique-documentaire.

Vous menez depuis 2013 un projet d’envergure,  BOW’T TRAIL. Pourquoi ce projet est-il né ?

Le projet BOW’T TRAIL est né à partir de l’œuvre BOW’T. Une œuvre chorégraphique, à la base un solo, qui abordait la question de la migration, de la déportation. J’étais vraiment intéressée par cette question de mouvance psychique qui rallie un individu forcé de quitter sa terre. La base de ma recherche se faisait par des conversations avec des gens de mon entourage, sans nécessairement faire d’appel public.

En 2013, et même en 2012 à l’époque où j’ai commencé mon œuvre BOW’T, je n’avais pas encore identifié la démarche chorégraphique-documentaire, mais je l’avais en fait déjà commencée dans mes œuvres précédentes. J’ai donc réalisé ce solo, seule sur scène avec un musicien tambourinaire, en m’appuyant sur des rythmiques haïtiennes.

Après avoir fait cette première mouture, l’œuvre a circulé principalement sur le territoire montréalais, un territoire d’accueil et fertile en termes de migration. Ensuite, j’ai aussi eu l’occasion de me rendre sur le continent africain et de présenter BOW’T au Burkina Faso, ainsi qu’en dehors de Montréal, à Toronto. La beauté de cette œuvre, c’est qu’elle a pu rejoindre les gens dans ce langage universel que sont la danse et la rythmique.

La complexité est arrivée en 2014 lorsque mon agente a voulu démarcher en dehors de Montréal et rendre accessible l’œuvre à un plus grand nombre. Malheureusement, nous avons été confrontés à ce mur que j’appelle le racisme systémique. Un refus de l’œuvre, non pas pour des raisons artistiques, mais davantage pour des difficultés de lecture du vocable dansé. On nous mentionnait que cette œuvre-là était traditionnelle, alors que c’était une œuvre totalement contemporaine. Ce n’était donc réellement qu’une question de perspective par rapport à la connaissance de ce qui est traditionnel ou contemporain, mais également sur la définition de ce que les gens perçoivent du contemporain. C’est comme si toutes les danses contemporaines étaient issues du ballet classique, cette forme eurocentrique, alors que le contemporain est propre à toutes les formes et styles. Le contemporain s’appuie sur cette tradition, cette ancestralité, mais s’appuie surtout sur le présent. Les danses que je pratique sont contemporaines, car elles s’identifient au temps présent et les recherches sont aussi des plus actualisées.

Cela vous a obligé, si l’on peut dire, à entreprendre le BOW’T TRAIL.

Le BOW’T TRAIL est né du désir de répondre à cette ignorance, à ce grand manque d’éducation, volontaire ou involontaire. J’ai fini par me dire, soit je quitte le milieu parce que mes oeuvres étaient bloquées devant des serrures à double verrou, ou bien je recrée l’œuvre BOW’T indéfiniment, jusqu’à ce que la réponse vienne en termes de documentation pour ces milieux de diffusion et ces individus qui sont dans ces sphères de pouvoir et qu’on finisse par en venir à une évidence. Finalement, j’ai entrepris le BOW’T TRAIL.

Je me suis rendue en Europe en 2014 à l’UNESCO à Paris, invitée également par la Commission Canadienne de l’UNESCO en mission, et je me suis retrouvée à une table avec huit artistes internationaux, j’étais la seule artiste d’Amérique du Nord et je venais parler de mon nouveau projet, le BOW’T TRAIL. Ce projet là n’existait alors que dans ma tête. Je livrais alors que le BOW’T TRAIL allait être recréé 40 fois sur 40 territoires des Amériques, de l’Europe et du continent africain. Le panel que j’avais fait à Paris était donc dans ce cadre, en 2014, aux balbutiements du projet. Ça avait été accueilli grandement, mais j’ai été bien sûr confrontée à la réalité financière et à la réalité de temps. Cependant, aujourd’hui la beauté, et j’en suis très fier, c’est que le BOW’T TRAIL a parcouru sept territoires des Amériques. On parle de la Martinique, du Brésil où j’ai été invité durant les J.O. 2016, suivi d’Haïti, du Mexique, d’Halifax (Canada), de la Nouvelle-Orléans, de Tio’tia:ke (Montréal, Canada). Et derrière chacun de ces territoires-là, il y a une œuvre.

Comment liez-vous l’anthropologie et la danse ?

Je lie l’anthropologie et la danse, mais aussi la mémoire, l’économie, l’histoire, les sciences, l’horticulture et autres. Le BOW’T TRAIL s’appuie sur les mémoires ancestrales du parcours malheureux, mais qui a laissé un héritage de la traite négrière. Derrière une des pires tragédies en termes de déshumanisation, il y a le legs historique omniprésent sur la plupart des territoires du monde. On retrouve aujourd’hui ces fleurs mises dans des champs de guerre, qui derrière ça ont en fait laissé ces legs rythmiques. Ces rythmiques qui retracent, décodent, qui retracent une mémoire, des façons de faire, des mouvements. Ces rythmiques qui sont chantées, dansées, tambourinées (en dehors même du tambour lui-même parce qu’ils avaient aussi bannis).

Parlez-nous de ce parcours et de ces porteurs et porteuses de mémoire…

Je pars sur un territoire, comme la Martinique, j’y reste à peu près 30 jours. Durant ce séjour, je m’adjoins un nouveau ou une nouvelle musicien ou musicienne, je suis l’unique danseuse sur scène à la base et mon départ se fait avec mes trois boîtes de bois.

Ces trois boîtes de bois, qu’on retrouve aussi dans la dernière œuvre BOW’T TRAIL Rétrospek me suivent. Ce sont mes muses, ce sont mes espaces de transformation, de canalisation, de multiplication des temps, de territoires. L’objet devient au-delà de l’objet, il devient espace et tout ce que je viens de nommer. Je pars donc avec mes trois boîtes de bois, mon corps, ma rencontre avec les musiciens et musiciennes et l’élément qui est très important, ce sont mes porteurs et porteuses de mémoire.

Je rencontre des spécialistes qui sont sur les territoires : anthropologue, ethnomusicologue, historienne, scientifique, économiste, journaliste, artiste en arts visuels, chercheur, chercheuse, sociologue de toutes les sciences sociales possibles, et même les sciences pures. Ces individus me relatent, par des entrevues, ce qui se passe dans le présent. Par exemple, je suis arrivée au cœur d’une manifestation au Brésil de femmes autochtones et d’afrodescendants qui dénonçaient les injustices et le racisme systémique menant bien souvent à la mort de trop de femmes et de jeunes garçons. Cette marche avait lieu au même moment où on me racontait l’histoire du Brésil et plus particulièrement la culture carioca de Rio de Janeiro.

Pour moi, la force a été de rencontrer ces spécialistes qui me permettent de faire un cours en accéléré et d’avoir une empreinte assez rapide, mais en même temps, je garde aussi la lucidité que c’est une empreinte momentanée parce que je n’ai pas grandi dans ce lieu. Je ne me proclame pas spécialiste. La force de ce projet, c’est qu’il met en valeur des savoirs et une capacité de relater ce qui a été brutalisé, mais aussi cette résilience et cette existence qui fait aussi qu’aujourd’hui, je peux danser et exister. C’est parce qu’il y a des gens qui se sont soulevés. De par ces entrevues, qui durent normalement entre 1h et 1h30, se tissent des grandes amitiés. Au total, j’ai réalisé près de 140 entrevues.

Et ensuite, vient l’oeuvre.

Lorsque ces entrevues sont faites, je retourne en studio et opère cette transformation que j’appelle de l’huile essentielle. Ce qu’il me reste de ces conversations, au-delà des gestes de la personne que j’ai interviewée. Ce qu’il me reste est transposé dans l’œuvre, et cette transposition émerge par l’œuvre. Donc BOW’T-Martinique, BOW’T-Brazil, BOW’T-Ayiti, BOW’T-Mexico, BOW’T-Halifax, BOW’T-New Orleans, BOW’T-Tio’tia:ke, ce sont chacune des œuvres qui ont le sens même du territoire où ça a été créé.

Dans ce parcours de mémoire, il y a une seule œuvre qui peut circuler en dehors du territoire où ça a été créé, c’est l’œuvre BOW’T TRAIL Rétrospek. Donc, de mon vivant et même hors de mon vivant, je ne donne pas l’autorisation à qui que ce soit de pouvoir refaire les œuvres nommées plus tôt. L’objectif en arrière aussi, c’est de s’assurer qu’il n’y a pas de dénaturalisation et que je ne recrée pas moi-même un déplacement de l’information involontaire, ou même volontairement.

Qu’allons-nous voir à June Events ?  Est-ce que jouer en Europe demande une approche différente par rapport au continent américain ?

L’œuvre BOW’T TRAIL Rétrospek que je vais vous présenter est une œuvre où on retrouve trois artistes sur scène. Je suis accompagné de deux musiciens : un batteur et un beatmaker. Les deux sont des gardiens et des masters, des maîtres de la rythmique. Jahsun et Engone Endong s’appuient sur des rythmiques ancestrales gabonaises. Derrière ça, on est venu rebrasser la somme de ce que ces entrevues ont fait sur mon corps. C’est d’ailleurs l’œuvre la plus intime que j’ai créée. Il est question de mon corps en transformation et de mon corps qui a reçu ces informations. Vous avez alors accès à un solo sur scène, mais un solo soutenu aussi une image, une grande image qui recouvre mon corps derrière moi sur un grand écran où on replonge dans mes mémoires. C’est comme si vous rentriez dans ma tête et vous voyiez quelques-unes des personnes que j’ai pu rencontrer. Et ces personnes vous guident dans une esthétique, dans une poésie dans laquelle vous pouvez ensuite naviguer.

La beauté de ce spectacle, c’est qu’on vous transpose durant 75 minutes dans un parcours qui n’a pas d’entracte, au même titre que l’histoire n’a pas d’entracte. C’est une œuvre intense, chargée de poids, qui raconte de A à Z cette immersion dans cette déshumanisation, mais également dans cette lumière. Oui, je m’appuie sur la traite négrière, mais en même temps sur ce que je vais laisser, ce que je veux léguer, une lucidité et de la lumière.

L’approche que je veux présenter est à partir de ce que je sais de Paris. Et de ce que je sais, il y en a encore le trois quarts que je ne connais pas encore, sinon plus, par rapport à cette histoire, si ce n’est que l’histoire est encore en mouvance et en écrit

Ce que je vais vous présenter, c’est mon œuvre BOW’T TRAIL Rétrospek, avec toute la candeur et l’humilité que je peux porter, mais également tous les messages qui pourront être portés par mon simple corps. Je pense que la beauté, c’est la conversation après le spectacle, car après toutes les représentations, je me fais un devoir de m’asseoir devant mon public. D’ailleurs, je ne fais pas de salut dans cette œuvre-là. Souvent, les gens sont un peu surpris, mais pour moi, ce n’est pas un spectacle, c’est un parcours, c’est un legs, c’est une transmission, c’est un partage. La boucle revient et se ferme ou continue de s’ouvrir, lorsque je reviens et qu’il y a cette conversation avec le public. Ce qui permet de mettre le public dans une posture active et participative parce que ce spectacle ou cette présentation est possible uniquement grâce à leur présence. Si le public n’est pas là pour entendre ce qu’il y a à déposer et bien l’œuvre ne peut pas exister, c’est ainsi que je la vois comme entité.

Vous avez gagné le convoité Grand Prix de la danse. Est-ce que cette récompense vous a donné une plus grande visibilité ?

Le momentum dans lequel le Prix de la danse est sorti est tombé en même temps que le webdocumentaire (bowttrail.com), cette bibliothèque qui est la seule au monde qui retrace autant d’histoires que de ponts avec la mémoire, la danse, les lexiques, les faits, le processus de création et ce pour se recréer. Le Grand Prix m’a donné une visibilité, mais je dirais que les autres nominations et prix qui ont suivi ont aussi eu un effet boule de neige. Il y a d’ailleurs eu une double réception de prix la même journée, le Prix Envol et le Grand Prix. Ensuite, il y a également eu la nomination au APAP Award, aux côtés de Yo-Yo Ma et d’autres artistes, ainsi que d’autres prix. Mais le parcours du BOW’T TRAIL n’a pas été fait dans un espoir, je n’avais aucun espoir, ce n’était même pas dans mon spectre de recevoir des prix un jour. Je le fais par nécessité et chacune des mes œuvres est faite dans cette dynamique de devoir, de devoir de mémoire.

Le Festival June Events se déroule dès le 30 mai. Tout le programme est ici.

Visuel :© Kevin Calixte

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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