
Les “testo dancers” de Marco Da Silva Ferreira touchés par la grâce au Théâtre des Abbesses
Avec “Bisonte”, Marco Da Silva Ferreira revient aux Abbesses pour une pièce originale et décapante. Conjuguant réflexion sur le genre et sur notre rapport à la technique, elle est d’une fraîcheur qui fait plaisir à voir.
La nouvelle pièce chorégraphique du jeune Portugais, actuellement présentée au Théâtre des Abbesses, tout comme l’avait été Brother en mai 2017, reprise en mars 2019, nous rappelle s’il le fallait encore que ce jeune chorégraphe continue de révolutionner tout en profondeur, mais aussi tout en douceur, la danse contemporaine. Celui qui confiait dans l’interview donnée à Toute la culture vouloir “travailler à partir de quelque chose qu'[il] ne [voit] pas habituellement” continue effectivement d’ouvrir de nouveaux horizons. Dans la recherche du geste, dans le travail du son, dans le mélange des genres aussi bien que dans l’idée du mouvement collectif, il innove, il déplie les perspectives. Il crée des lignes de fuite en même temps qu’il trace de nouveaux chemins pour les corps créateurs et interprètes à venir. Lui-même interprète pour Bisonte , il propose une gestuelle qui loin de parodier les attitudes masculines attendues et stéréotypées joue sur les décalages.
Ayant déjà travaillé à partir de l’idée d’une masculinité rythmée, mais également plurielle, dans Brother, Marco Da Silva Ferreira, disait déjà vouloir “développer des sortes de distorsions à l’intérieur des langages qui sont connus : je crée des frictions ou je change un petit peu et ainsi je peux aller vers une forme de prise de risque ou un nouveau matériau, quelque chose de nouveau pour ce que je cherche à dire.” Ainsi la masturbation devient tremblement délicat, un défilé de mode devient corrida démonstrative, la salsa est bien sûr “queerisée” et tous sans distinction adoptent alors de joyeuses parures carnavalesques. Les costumes-tatouages, inventés pour l’occasion par João Rôla, se déclinent quant à eux comme une seconde peau. Rappelant les tatouages maori (l’art du Ta Moko), ils participent également à la métamorphose et au jeu sur le dévoilement, tout en prolongeant l’idée de parure.
À noter qu’avec le jeune Portugais, la musique est aussi sur scène : parmi les sept interprètes au plateau (avec le Dj), l’une des danseuses est la batteuse et tout le monde chante. Comme dans B.B. d’Ofelia Jarf Ortega présenté au Jerk Off 2019, l’auto-tune est utilisé pour mieux subvertir les codes du masculin et du féminin. On attribue tout de suite le plus beau final en danse à Da Silva Ferreira pour ce chœur qui reprend, sur un même octave langoureux et déroutant, amplifié et assourdi en même temps par l’auto-tune, ces paroles : “Mum, take me in your technical arms…” Car s’il est bien un lieu où le corps est soumis à la technique, c’est en danse, et Marco Da Silva Ferreira n’hésite pas aller dans l’expérimentation, en mettant aussi en jeu la voix. Comme avec cette introduction où le chanteur bodybuildé, sexy à souhait, chante avec une voix féminine un fado sensuel. En short et pailleté, le corps ultra-masculin, il donne le ton en ouverture de Bisonte : “l’homme” ne sera pas celui que vous attendiez. Et d’ailleurs il sera tout aussi bien incarné par trois personnages “féminins”, pour ainsi dire, si nous restons dans un schéma cisnormé. Sauf que voilà, dans cette pièce, c’est déjà trop tard, d’emblée nous sommes dans l’hybridation, autre définition que l’on pourrait d’ailleurs donner du “queer“. Vous ne pourrez plus faire la distinction, et d’ailleurs, vous ne chercherez plus à la faire. Très vite, vous serez emportés… C’est ce que l’on peut saluer chez Da Silva Ferreira : avoir réussi à faire une pièce qui aborde la question du genre tout en privilégiant l’amusement et la légèreté.
Si comme le dit le philosophe Paul B. Preciado, nous sommes tous et toutes, par l’intermédiaire de notre corps, des “somathèques”, c’est-à-dire des “archives politiques et culturelles vivantes faites de représentations, de langages et de codes informatiques, et traversées de flux organiques et inorganiques”, le chorégraphe y puise une énergie salutaire. Il parvient à techniciser le corps en mouvement au-delà des frontières du genre, avec une grande créativité. Après la dernière cérémonie des Césars qui n’a guère laissé de place à l’optimisme et au renouveau, il nous offre un espace où les corps existent librement : il semblerait bien que ça se passe du côté de l’art vivant !
Toutes les informations pratiques sur le site du Théâtre de la Ville.
Du 4 au 7 mars 2020 à 20h au Théâtre des Abbesses.
Visuel : DR