Danse
La Belle au bois dormant dans une nouvelle chorégraphie de Martin Schläpfer  à l’Opéra d’État de Vienne

La Belle au bois dormant dans une nouvelle chorégraphie de Martin Schläpfer à l’Opéra d’État de Vienne

28 December 2022 | PAR La Rédaction

Pour sa troisième saison en tant que directeur de ballet et chorégraphe en chef du Ballet national de Vienne, Martin Schäpfer nous offre son interprétation du ballet classique La Belle au bois dormant.

 

Par Luc-Henri Roger

Après son Lac des cygnes avec le Ballett am Rhein en 2018, Schläpfer a chorégraphié le deuxième des trois grands ballets de Tchaïkovski, s’intéressant à nouveau à l’association et à l’interdépendance du passé et du présent, du classique et du moderne. Le public et les danseurs de la compagnie sont ainsi invités à de multiples confrontations entre une lecture traditionnelle et de nouvelles facettes de la forme artistique du ballet.

” Le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle “. Il est pourtant fort joli ce ciel fait successivement de gigantesques roses rouges puis bleu foncé qui occupent les deux tiers supérieurs du décor. Ce sont les roses rouges de l’amour qui unit un couple royal (interprété par Ketevan Papava et Eno Peci) dont les vœux de progéniture se voient enfin exaucés. On les voit prier le ciel pour qu’il concrétise leur désir d’enfant avant de s’enlacer pour une fructueuse étreinte. Lorsque naît la princesse Aurore, les bonnes fées se rendent au baptême avec en présent de multiples dons. Mais voilà, Catalabutte, le maître de cérémonies, a oublié de convier la fée Carabosse qui débarque en furie avec en cadeau un horrible sortilège. Les roses rouges se transforment alors en roses bleu foncé dans le ciel terni et funèbre. Mais qu’elles soient rouges ou bleues, les fleurs démesurées du décorateur Florian Etti écrasent la scène. L’action se déroulant sur la bande horizontale inférieure de l’espace scénique, l’encombrant décor a pour effet visuel de provoquer une fâcheuse illusion optique : la taille des danseurs semble rétrécie et on a l’impression d’un monde lilliputien s’ébattant sous l’envahissante floraison.

Mais qu’à cela ne tienne, les trois heures de la représentation passent comme dans un rêve pour la grande fête de la danse et de la musique qu’est ce ballet, sans équivalent dans la complexité de la composition musicale, la structure chorégraphique et dramaturgique, la densité métaphorique et la richesse symbolique des images. La belle chorégraphie de Martin Schläpfer réussit la fusion du modernisme classique et des audaces de la danse moderne ménageant les plus beaux effets, soulignés par les costumes très réussis de Catherine Voeffray qui fait défiler toute la palette des coloris. Le chorégraphe suisse connaît parfaitement bien ce ballet opulent pour lequel il se passionne depuis toujours. Il eut l’occasion de le voir interprété par les plus grands alors qu’il était encore étudiant à la Royal Ballet School de Londres : Jennifer Penney et David Wall, Lynn Seymour, Rudolf Noureev. Et plus tard, lorsque il fut lui-même danseur, il interpréta le rôle de l’Oiseau bleu qui le fascinait. Aujourd’hui, tout en rendant hommage à la chorégraphie pétersbourgeoise de Marius Petipa, sa création explore la partition de Tchaïkovski dont il considère qu’elle ouvre de multiples questions et garde sa perméabilité pour de nouvelles interprétations : comment se passe le passage à l’âge adulte d’une jeune fille qui se développe en tant que femme, comment rendre compte de l’irruption d’un monde de fées dans le quotidien d’une cour royale, de la lutte du clair contre l’obscur, du temps contre le mal. Il réinterroge notamment le rôle et la personnalité de la fée Carabosse (Gala Jovanovic), dont la méchanceté est peut-être celle d’une femme incomprise, profonde et complexe. Parmi toutes les versions dérivées du conte de Perrault et des frères Grimm, Martin Schläpfer opte pour une réconciliation finale : Carabosse est en fin de compte pardonnée et réintégrée à la cour, une grâce peut-être due à l’intelligence stratégique du roi et de la reine, qui à l’heure de passer la couronne au prince Désiré et à la princesse Aurore, préfèrent sans doute leur éviter de futurs conflits.

La Belle au bois dormant revisitée par Martin Schläpfer ne se limite pas seulement à une sage réinterprétation du conte de fées. Son innovation la plus hardie, — et la plus réussie, la plus géniale même, — réside dans la modification radicale au deuxième acte, au moment de l’entrée en scène du prince Désiré qui ne s’effectue pas sur la musique de chasse de Tchaïkovski, mais sur une composition contemporaine : le concerto Anahit de Giacinto Scelsi, dont l’ajout a été jugé excellent par le chef Patrick Lange : l’arrivée du prince se produit cent ans après le drame du fuseau qui a plongé Aurore et le royaume dans un sommeil prolongé, ce qui a amené l’idée de faire effectuer le même saut temporel à la musique. Patrick Lange apprécie le concerto pour violon Anahit qui ” déploie une très grande poésie dans ses frictions microtonales et qui, finalement, après qu’Aurora a été délivrée de son sommeil centenaire, s’associe au grand solo de violon de l’Entreacte et nous ramène ainsi dans le monde de Tchaïkovski. ” Une longue parenthèse dans la partition jouée dans l’ensemble quasi dans sa version originale, telle que conçue par Tchaïkovski. Pour ajouter au ravissement de cet intermède, c’est aussi le moment d’un heureux changement de décor : le royaume endormi est enfermé dans une végétation envahissante, les bandes horizontales ont disparu pour laisser place à un tissu végétal enchevêtré et, dans ce monde sombre, les éclairages vont mettre en valeur le couple en train de se former. Ce concerto donne naissance à une des plus belles pages de la création de Martin Schläpfer, le pas de deux tout en tendresse et en pudeur de Désiré et d’Aurore dont les fronts se touchent et se rencontrent pour ne se plus séparer, avec aussi un somptueux porté dorsal d’Aurore par Désiré qui donne l’effet de deux oiseaux prenant de concert leur envol synchrone. De toute beauté !

Il est ensuite difficile de revenir sur terre. Le troisième acte renoue avec la tradition. Avec sa succession de numéros de prouesses chorégraphiques il donne une dernière occasion aux talentueux solistes de faire la démonstration de leurs incomparables talents. Calabutte lui aussi pardonné organise les cérémonies festives de la cour, le pouvoir passe de main et le jeune couple va régner sur le royaume réconcilié. L’amour a triomphé de la malédiction. Le décor souligne cette normalité : les parois, entièrement végétales dans les deux premiers actes, figurent à présent une architecture qui, au travers de ses découpes, laisse entrevoir la végétation. La nature a été maîtrisée et ne viendra plus troubler le monde des humains.
Dans ce ballet, le couple royal n’est pas limité comme souvent à de simples pantomimes mais s’exprime aussi par la danse. Le personnage tragi-comique de Calabutte est magistralement interprété par François-Eloi Lavignac. Gala Jovanovic incarne une Carabosse rigide et courroucée, qui garde sa dignité même au moment du pardon. Le rôle compassionnel de la Fée des Lilas est dansé tout en finesse par Ioanna Avraam, celui de l’Oiseau bleu, dansé par Arne Vandevelde, a été particulièrement soigné par le chorégraphe qui l’a nourri de sa propre expérience de danseur. On apprécie les remarquables compositions du faune de Daniel Vizcayo et de la femme de la forêt de Yuko Kato. Marcos Menha subjugue dans les voltiges du prince Désiré. Le rôle titre de la belle au bois Dormant, reçoit les grâces diaphanes et la légèreté aérienne, l’interprétation toute en sensibilité et en souplesse d’Elena Botaro, une remarquable princesse Aurore. L’excellente direction musicale de Patrick Lange contribue largement au bonheur de la soirée, un chef qui s’est déclaré ravi de la collaboration avec Martin Schläpfer, un chorégraphe dont il apprécie la fascinante musicalité, qui fait de la musique avec le corps et qui exige de ses danseurs qu’ils écoutent la musique et réagissent à ses motifs et à ses couleurs. C’est que la musique de ce ballet joue à partie égale avec la danse. Patrick Lange et l’orchestre excellent à en souligner l’élégance et la grande richesse sonore, avec cette grande variété de danses appartenant à diverses époques, depuis les formes plus anciennes comme le menuet, la farandole ou le rondo aux danses en faveur au moment de la composition, les valses, les mazurkas et les polonaises, avec en apothéose au grand final la fameuse sarabande. L’orchestre de l’Opéra national de Vienne déploie avec brio l’élégance fascinante de la musique de Tchaïkovski et relève le défi de la différenciation des nombreux numéros aux caractères très différents. Le plaisir de l’audition se marie à celui de la vision dans ce spectacle festif de fin d’année.

Visuels © Ashley Taylor / Weiner Staatsballett

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