Danse
Enfin Cuba

Enfin Cuba

04 April 2023 | PAR Gerard Mayen

 

Les trois jeunes performers du Colectivo Malasangre renouvèlent totalement l’imaginaire occidental sur l’état de la danse dans l’ile communiste

Luis Carricaburu a inventé un nouveau mot : l’inexil. Qu’est-ce à dire ? Luis Carricaburu est un jeune artiste cubain. Installé à Marseille, il vit l’expérience de l’exil. Dans “exil”, il y a “ex” qui désigne le fait de se retrouver projeté dans un ailleurs. Mais alors, l’inexil ? L’inexil est le mot – quasiment le concept – que ce danseur et performer a inventé pour évoquer le rapport de désagrégation morale, culturelle, politique, qu’il a ressenti alors qu’il vivait encore sur l’île communiste. Soit un processus d’effritement, de délitement, de déconnexion progressive, entre son propre état de vivre et le contexte qui l’entourait alors. Finir par s’y sentir étranger…

Voilà qui le prédisposait à une démarche, ensuite plus affirmée, de déconstruction de son propre schéma identitaire. Finalement, Luis Carricaburu aura donc choisi l’exil. Soit l’unique solution pour vivre pleinement son art. Et c’est en France qu’il s’est retrouvé aux côtés de deux autres artistes danseurs vivant la même expérience : Lazaro Benitez, et Ricardo Sarmiento. Tous trois ont formé El colectivo Malasangre, et coécrit sa première pièce : Qué Bolero o En tiempos de inseguridad nacional. ( Voir notre interview)

Ces jeunes gens ont bénéficié de l’un des beaux restes du régime communiste cubain, qui est sa politique active de soutien à la danse – et notamment de formation de très bon niveau dans cette discipline. C’est cette politique qui permet d’assez nombreuses tournées internationales, qui oscillent entre le folklore caraïbéen, un héritage de ballet classique qui fait songer parfois à la tradition soviétique, sinon une danse “moderne” dont l’audace esthétique se serait arrêtée quelque part dans les années 60 (si on l’apprécie à l’aune des critères occidentaux).

À côté de ce secteur officiel, quelques indépendants tentent des parcours beaucoup plus singuliers, novateurs. Lorsqu’on considère la puissance de ces acquis, mais aussi l’impact imaginaire qui se rattache à cette île, son histoire, ses arts, son évolution, on ne peut qu’espérer que de jeunes Cubains aient beaucoup à amener dans le champ contemporain international de la danse-performance, comme ont su le faire nombre d’artistes brésiliens, iraniens ou sud-africains. Or, outre la grande pauvreté matérielle régnant du côté de La Havane, outre le contrôle répressif sourcilleux exercé par le pouvoir, l’isolement à l’écart des grands courants internationaux est le drame de ces artistes. Il n’est pas si lointain, le temps où même l’accès à Internet était sévèrement contingenté.

Lorsqu’on échange avec les trois membres du Colectivo Malasangre, on perçoit bien que s’ils résistent à un régime politique autoritaire, leur démarche reste globalement connectée à une compréhension émancipatrice de l’évolution des sociétés – on aurait écrit “progressiste” en des temps pas si lointains. On peut n’en plus pouvoir du régime des comandantes à bout de souffle, on peut aspirer à une réalisation de soi, notamment artistique, et se sentir toujours très proche des questions de genre, ou post-coloniales, ou climatiques, qui mobilisent une jeunesse activiste en maints endroits de la planète.

Il est temps d’en venir à Qué Bolero, la pièce du Colectivo Malasangre. Et lever d’emblée tout malentendu. Il est hors de question de la rabattre sur la seule complainte de l’exil. Certes, projeté sur écran, l’échange épistolaire avec une maman restée au pays en est l’un des fils conducteurs. Mais ces jeunes gens n’en sont pas à se nourrir de nostalgie. Ils vivent au temps présent, là où ils se trouvent. Notamment Paris ou Berlin.
Et là ils se frottent au jeu croisé de représentations identitaires qui trame toute relation. Cela surtout sans oublier le ressort colonial. Ils ne viennent pas nous présenter leur Cuba rêvé, Cuba perdu. Cinglants, ils viennent en délier les caricatures, qui sont tout autant celles que forgent les regards occidentaux dominants, quand l’industrialisation touristique mondialisée a fini de réduire Cuba aux charmes du mojito, de la salsa et de la vieille barbe guévariste.

D’où le Bolero de Ravel, qui vient conclure la pièce, puisque ce hit du grand patrimoine musical français, avait à voir, en son temps, avec la lointaine source du boléro cubain. Les trois jeunes artistes recyclent, détournent cet emprunt colonial, dans une version singulièrement érotisée, jusqu’au bord du loufoque. C’est à trois qu’ils ont construit toute leur pièce, sans signature prédominante. Cela se sent dans son éparpillement dramaturgique, qui peine – voire renonce – à produire une grande cohésion de propos.

Qué Bolero se décline plutôt en tableaux, souvent malicieux, grinçants, joueurs, et d’une humeur assez garçonne malgré le recours au travestissement. Tout commence par un ballet carnavalesque endiablé, où peu à peu, on se rend compte que les fabuleuses robes ne sont en fait que des tentes autopliantes virevoltant sur toute la scène. Et voilà la migration. Et voilà l’économie de bout de ficelle. Et voilà le tableau époustouflant. Qué Bolero fourmille de trouvailles en tournant les pages des grands cabarets tropicaux, rutilants de perruques et paillettes, mais aussi en décapant à l’acide le mythe révolutionnaire du “cuerpo nacional”, ce corps national viril exalté par le régime communiste, non sans enrôler la danse pour contribuer à le forger.

Exubérante, caustique, partant dans tous les sens, parfois rieuse, toujours très énergique, la première pièce du Colectivo Malasangre réveille un Cuba très heureusement indiscipliné.

Gérard Mayen

Prochaines représentations de Qué Bolero o En tiempo de inseguridad nacional. 6 avril : Maison de la Culture d’Amiens. 13 juin : Lille – Festival Latitudes contemporaines.

 Visuel : © Jean-Claude Carbonne

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