“TERCES” : Johann Le Guillerm, toujours maître des forces
Johann Le Guillerm présente en ce moment à la Cartoucherie (Vincennes) TERCES, un spectacle qu’il a voulu inscrire dans la lignée de Secret (Temps 1) et Secret (Temps 2). A nouveau, le trublion génial convoque le public sous son chapiteau, pour exposer le fruit de ses recherches sur scène. On dit que jamais deux sans trois, mais la proposition vaut-elle le déplacement ? Même si le dispositif est déjà connu, l’univers de Johann Le Guillerm est suffisamment fort, drôle et poétique pour tout de même finir par capter l’attention. L’attrait de la nouveauté n’y est pas, mais c’est consubstantiel au dispositif : on choisit d’adhérer à cette démarche remet au contact de figures familières… ou pas.
Johann Le Guillerm revient donc sous son chapiteau, dans cet espace qu’il appelle “l’espace des points de vue” – en trichant quelque peu, puisque deux points diamétralement opposés sur la circonférence sont réservés aux entrées et sorties, de sorte que certains points de vue se retrouvent perdus. Patiemment, il remet son ouvrage sur le métier : un tiers des numéros-machines de TERCES proviennent de Secret (Temps 1), un tiers de Secret (Temps 2) (notre critique), un tiers sont neuves. Comme une réactualisation lente et méthodique d’un travail commencé il y a longtemps, qui est plus fertile dans l’œil du regardeur si celui-ci peut mettre les expériences côte à côte.
On pourrait craindre qu’un tel principe de construction du spectacle ne fatigue. Même s’il illustre ce que Johann Le Guillerm appelle une œuvre en rhizome, où tout participe d’une même recherche, est-il possible, pour qui ne suit pas avec passion les cheminements de la pensée de l’artiste, de trouver son compte à revoir la mise en action de principes déjà connus ? On serait tenté de dire oui, essentiellement parce que les œuvres présentées sont porteuses de leur propre mystère et de leur propre poésie, si on veut bien s’en laisser convaincre. Et qu’il n’est pas besoin d’être initié aux œuvres précédentes pour y goûter, non plus qu’une fréquentation assidue de la même œuvre n’y fait obstacle.
Parce que poésie il y a, même si un esprit chagrin – et bien renseigné en sciences physiques – serait tenté de ne voir là que de l’énergie potentielle, les effets de la gravité combinés à quelques forces de frottements astucieusement appliquées, des passages d’un équilibre instable à un autre. Cependant, il y a plus. L’insistance à explorer ces principes déjà connus d’une façon totalement originale, la minutie des manipulation et de la construction des machines, la mise en jeu parfois du corps de l’artiste, tout cela finit insensiblement par produire son effet. Par accumulation, la constance avec laquelle les idées sont poursuivies, l’élégance des artefacts dont certains sont de véritables objets d’art, l’aura quasi magique qui entoure ces machines qui se meuvent sans moteur et parfois sans action visible de l’homme, finissent par produire quelque chose d’insaisissable, d’extra-ordinaire. Et n’est-ce pas cela qu’on appelle « poésie » ?
Il faut dire, pour qui n’a jamais vu le dispositif scénique, que cette originalité se retrouve dans les moindres détails, et que cela contribue puissamment à cette ambiance un peu particulière, qui a quelque chose de l’artisanat en même temps que de la magie. Ainsi des rampes de lumières montées sur rails qui peuvent glisser autour de la scène, des lampes-accordéons contrôlées par des câbles comme des marionnettes, des volants actionnés par poulie qui portent les gélatines qui viennent intercepter la lumière… Les régisseurs sont au passage admirables, tant leur implication dans le spectacle est essentielle et demande une attention et une énergie extrême.
Un peu de poésie aussi, sans doute, dans l’accompagnement sonore. La musique, très répétitive au sein du même numéro, est assez hypnotique. Des bruits naturels se glissent dans la bande son : mastication d’un ruminant, pluie, grillons, ruissellement d’une petite cascade… Ces bruits empruntés à la nature sont surprenants dans ce contexte, et viennent contraster avec l’essence éminemment humaine de la machine, qui, sous cette forme, est incarnation d’une pensée élaborée et d’une intention fortement dirigée. La nature, advenue sans la moindre intentionalité, juxtaposée à l’artefact, produit d’un effort soutenu de l’esprit et de la main : l’opposition pourrait être radicale, mais, en réalité, le mariage est tout-à-fait heureux.
Et puis, il faut le dire, le personnage même de Johann Le Guillerm, sa façon de presque ignorer le public, sa concentration impressionnante, l’absence de toute velléité de séduction, désarçonnent toujours un peu. C’est une présence étrange, intensen, inhabituelle. Et pour cela aussi, le spectacle est nimbé d’une aura particulière, un peu différente de ce à quoi on est habitué.
Cela ressemble à du cirque, à cause de la piste et du chapiteau. Mais ce n’est pas du cirque, même si, d’une certaine façon , ce sont des prouesses qui sont montrées. Ni du théâtre d’objet. Ni de la sculpture. Ni une performance. C’est inclassable, et c’est peut-être pour cela qu’on peut avoir la sensation, devant ce spectacle qui ne ressemble à rien d’autre qu’aux autres spectacles de Johann Le Guillerm, qu’on s’est perdu quelque part dans une vallée de l’étrange.
Alors, certes, si on a déjà vu d’autres œuvres de l’artiste, on sera moins surpris. Mais cela n’empêche pas la magie d’opérer, au moins par moments. Et de rester fasciné par l’audace de certaines constructions. Et séduit par l’humour avec lequel l’artiste aborde certaines de ses créations – beaucoup moins sévère et beaucoup moins coupé du public qu’il ne le laisse paraître au premier abord. Les allergiques à la tradition – pour le coup très circassienne – de l’enchaînement de numéros seront peut-être un peu déstabilisés, aussi. Mais ne va-t-on pas au spectacle en général, à celui-ci en particulier, pour être déstabilisé?
TERCES fait donc ses premières au festival Paris l’été, et peut encore être découvert, dans ce contexte, jusqu’au 27 juillet inclusivement.
Conception, mise en piste et interprétation
Johann Le Guillerm
Création musicale Alexandre Piques
Création lumières Hervé Gary
Régie piste Anaëlle Husein Sharif Khalil, Julie Lesas
Franck Bonnot en alternance avec Adrien Maheux
Régie Lumière Johanna Thomas
Régie générale Alexandre Lafitte
Construction machinerie lumière Silvain Ohl, Jean-Marc Bernard et Pauline Lamache
Création costume Paul Andriamanana Rasoamiaramanana assisté de Mathilde Giraudeau