Cirque
Le Cycle de l’absurde, spectacle sombre et majestueux d’un monde qui a fini de se consumer

Le Cycle de l’absurde, spectacle sombre et majestueux d’un monde qui a fini de se consumer

23 July 2021 | PAR Mathieu Dochtermann

Ces jours-ci à La Villette, et jusqu’au 31 juillet, la 32e promotion du CNAC présente son spectacle collectif de fin d’études, Le Cycle de l’absurde. Le Centre a choisi pour le mettre en scène Raphaëlle Boitel, qui a réussi à imposer la patte caractéristique du travail de sa compagnie (Cie L’Oubliée) tout en donnant beaucoup de place aux individualités des jeunes artistes. En résulte un spectacle très fort, crépusculaire, où la lumière taille une place aux corps au sein d’un noir palpable à force de s’épaissir. Un spectacle sur la solitude, la violence du monde, éclairé par la grâce des liens qui unit les membres du groupe. Puissant, radical et enthousiasmant.

Exercice périlleux mais parfaitement maîtrisé

Mettre en piste le spectacle de fin d’études du CNAC, c’est assurément un honneur, mais c’est aussi un péril. Il faut que la personne choisie pour cela se confronte à un groupe potentiellement très soudé d’individus qu’elle n’a pas choisis, dont elle ne sait pas réciproquement s’ils auraient voulu collaborer avec elle. Deux univers qui doivent se rencontrer et s’apprivoiser. C’est beaucoup de contraintes aussi : techniques, budgétaires, et surtout l’impérieuse nécessité de mettre les artistes en valeur, d’être humblement à leur service.

On mesure la difficulté de l’exercice. À ce jeu, toutes et tous n’ont pas réussi, et il est arrivé qu’on assiste à des spectacles qui ne tenaient pas la route. Raphaëlle Boitel s’en sort très bien, et mieux que cela : il s’agit de l’un des spectacles du CNAC les plus enthousiasmants de ces dernières années. C’est tout à son mérite, quand on sait combien la crise sanitaire en cours a perturbé le travail de création. Il faut l’écrire clairement : c’est une réussite !

Le spectacle d’un monde secoué par ses crises

Le Cycle de l’absurde, puisque tel est le nom choisi pour cette œuvre, c’est le spectacle à vif d’un monde inquiet de ses tremblements, privé d’espoir, rongé par ses doutes. Dans la démarche d’écriture du spectacle, on nous dit que la philosophie de Camus a eu une influence, et, en effet, on retrouve quelque chose de La Peste ou de L’Étranger, de l’individu aux prises avec un monde hostile et qui tente de trouver un sens à sa vie, de maintenir une éthique à son action.

C’est donc une poignée de Sisyphes qui ont été jetés sur la piste. Après une scène inaugurale qui les montre en cercle autour du cercle de lumière jeté par une lampe suspendue au ras du sol – on dirait une tribu préhistorique réunie autour de son feu – les circassiens se dispersent pour s’enfoncer dans le noir, et dans leur solitude. Ce n’est pas qu’il ne se rencontreront plus : il vont se croiser, se séduire parfois, s’affronter souvent. Mais plus jamais ou presque n’apparaîtront-ils à l’unisson. Plus jamais ou presque n’arriveront-ils à être dans ce rapport apaisé, égal, qui les offre ensemble au monde comme les parties d’un même tout… jusqu’au final.

Les interprètes sont donc rejetés à leur solitude. Chacun.e se retrouvera confronté.e à ses démons. C’est le prétexte à la valorisation d’un travail théâtral : chaque membre du groupe prend une couleur différente, joue un archétype ou du moins une trajectoire individuelle forte, qui de la rage, qui de l’égocentrisme, qui encore des pensées suicidaires. Et si ces individualités interagissent, c’est sans vraiment se rencontrer : chacune crispée sur sa névrose, trop dévorée par ses doutes pour écouter ceux de l’autre. Il ne faut pas croire pour autant que tout soit désespérément sombre, car le salut viendra finalement du groupe, justement, de la nécessité de travailler ensemble, d’accepter une interdépendance, de s’écouter enfin. Et un humour discret mais très réel infiltre de nombreux tableaux.

De la scénographie, il est facile de parler : elle est réduite à un dépouillement extrême. Une table et une chaise peuvent éventuellement apparaître sur scène pour les besoins d’un personnage, mais disparaissent aussitôt. Les projecteurs ont un rôle bien plus important. Élément quasi unique sur scène, et donc extrêmement saillant, une poussière fine, peut-être de la cendre, qui apparaît au bout d’une quinzaine de minutes et envahit graduellement l’espace de la piste. C’est un élément esthétique fort : elle peut transformer l’apparence des corps, elle se prête à des jeux sur les traces laissées au sol par les déplacements, ses reliefs peuvent être mis en valeur par des lumières rases. C’est aussi une métaphore puissante : il ne reste rien, rien que de la cendre, le monde est parti en fumée tandis que les individus qui le peuplent continuent de regarder ailleurs, vers eux-mêmes, vers leurs peurs et leur besoin de combler le vide qui les ronge.

Arracher les corps aux ténèbres

Raphaëlle Boitel a voulu inscrire ce spectacle dans le travail de sa compagnie, plutôt que de rompre avec son langage artistique habituel pour cette occasion. On retrouve donc ici tout ce qui compose la grammaire qui signe distinctivement un spectacle de la Cie de L’Oubliée : une écriture dramaturgique exigeante, une mise en valeur des liens entre les personnages, une attention particulière à l’utilisation du noir et de la lumière qui de simple outil devient presque protagoniste, une musique très contemporaine qui sublime le spectacle plutôt que de juste le commenter.

C’est, sans doute, l’utilisation de la lumière – ou peut-être devrait-on écrire « des lumières » tant les différents types de sources sont employés de manière différente – qui marquera le plus l’esprit des spectateurs. Dans une mise en piste d’un grand dépouillement, c’est elle qui sculpte l’espace, indique la direction du regard. Elle met en relief les corps ou les escamote, révèle leurs angles et leurs volumes, fait exploser les présences. Cette esthétique du clair/obscur n’est cependant pas un noir et blanc manichéen : toutes les températures de lumière, toutes les intensités sont employées, toujours au plus juste et au plus proche de l’enjeu dramaturgique du propos. C’est mené avec une grande maestria.

Cette sculpture de noir et de lumière est l’occasion de belles trouvailles. Des jeux d’ombres, d’abord, où la silhouette projetée des interprètes peut donner lieu à des effets de double intéressants – et qui dit sources lumineuses de qualité, dit ombres de qualité, très nettes. Il y a aussi l’utilisation de projecteurs portés à la main, qui donnent un faisceau tremblant, organique, qui serre l’action au plus près. Il y a l’emploi enfin de projecteurs de cinéma, avec leurs effets quasi stroboscopiques, qui découpent les mouvements en images arrêtées. Tout cela figure déjà dans le travail de la Cie de L’Oubliée, et Tristan Baudoin met toute son expérience au service de ce spectacle, et trouve une manière de zoomer sur les corps, de produire des effets d’attention, très cinématographiques, qu’il emploie intelligemment aux moments clés.

Faire leur place aux circassiens

Les 14 interprètes se voient donc jetés dans un univers très fort : un propos qui en impose, une façon de travailler l’espace, la lumière et le son qui sont singuliers, très connotés artistiquement. Ils doivent y trouver leur place, et on peut dire qu’ils y réussissent très bien.

Certains numéros sont en retenue, comme le passage de Giuseppe Germini sur le fil, en délicatesse, sans recherche de prouesse mais avec une grande sensibilité. L’évitement de la performance se retrouve d’ailleurs chez beaucoup d’autres élèves, entre un jongleur trop occupé à parler à ses balles pour jongler – brillant Ricardo Serrao Mendes – ou un Mohamed Rarhib qui fait presque plus d’acrobaties au sol qu’il n’emploie ses sangles. On est, chez un certains nombre des élèves, et malgré leur jeune âge, sinon dans un refus, du moins dans l’interrogation de leur relation à leur agrès, tel Andrés Mateo Castelblanco Suãrez qui se positionne sur son trapèze Washington essentiellement pour ne tenir qu’un long et difficile équilibre sur la tête, tout en commentant sa frustration de ne pas pouvoir proposer plus de figures.

On a tout de même droit à des passages d’une grande technicité, avec une énergie totalement explosive. Le passage de Vassiliki Rossillion à la corde volante est incroyable de puissance. Pablo Fraile Ruiz à la corde lisse livre un exercice impressionnant d’énergie et de précision rythmique, sur une musique déchaînée. Et ce n’est pas parce que les autres se laissent moins traverser par cette énergie rageuse qu’ils ne proposent rien d’intéressant : on a particulièrement apprécié les évolutions au sol, dans lesquelles Tia Balacey par exemple a distillé de beaux moments tout au long du spectacle. Et ce n’est pas parce qu’on ne les cite pas que les autres n’ont pas un excellent niveau technique : aucun faux pas à déplorer de ce côté. De très beaux tableaux s’enchaînent, entre lesquels il serait bien difficile de choisir tant ils en imposent, chacun d’une façon subtilement différente.

Des solitaires sauvés par le groupe

On retiendra sans doute la scène finale, et cet agrès fascinant qui porte le doux nom de spider. Il permet à Erwan Tarlet, dont les talents de clown sinistre ont été bien mis en valeur tout au long de la représentation, d’évoluer aux sangles en étant propulsé par six de ses camarades, qui peuvent tirer sur son accroche par le biais de poulies. Comme une métaphore de l’interdépendance, des individus qui réalisent enfin que pour s’élever ils ont besoin les uns des autres. C’est un moment fort et intrigant. Il y a beaucoup à tirer, au cirque, de la parade, cette nécessité que chacun.e son tour soit assuré.e, dans les risques de son numéro, par des camarades dont la fonction est de veiller à sa sécurité, depuis l’ombre de la coulisse. Cet agrès permet d’en faire un élément de dramaturgie à part entière.

La seule critique que l’on pourrait adresser pour l’instant au spectacle, pour ne pas paraître univoquement dithyrambique, est à l’endroit de l’écoute et de l’énergie. Chaque interprète semble tellement concentré sur sa partie, tellement requis par la grande technicité de l’écriture chorégraphique du spectacle, qui exige des entrées et des sorties millimétrées, que le groupe a du mal à trouver son énergie collective, la circulation de l’attention. Nul doute que cela est dû en grande partie aux perturbations induites par la crise sanitaire : entre la création en décembre et les dates de La Villette, sept mois se sont écoulés sans que le spectacle ne joue ! On peut parier que d’ici quelques représentations, les repères étant mieux pris, ce groupe que l’on dit très soudé saura trouver ce petit plus d’énergie collective qui portera le spectacle à un point d’incandescence que l’on attend avec impatience !

La série de représentations à La Villette dure jusqu’au 31 juillet… Il y a donc fort à parier que les anciens élèves du CNAC sauront offrir le meilleur d’eux-mêmes au fur et à mesure de la série.

 

 

Mise en scène Raphaëlle Boitel

Collaboration artistique, scénographie, lumière

& Conception du spider Tristan Baudoin

Musique originale Arthur Bison

Assistante à la chorégraphie Alba Faivre

Machinerie, complice à la scénographie Nicolas Lourdelle

Costumes Romane Cassard & Lilou Hérin

Création sonore Nicolas Gardel

Constructions et agrès au CNAC Eric Michel

Régie générale Julien Mugica

Régie plateau Jacques Girier

Régie lumière Laura Molitor

Régie son Maxime Farout

Les 14 interprètes de la 32e promotion du CNAC

Tia Balacey (Acrodanse)

Andrés Mateo Castelblanco Suãrez (Trapèze Washington)

Aris Colangelo (Acrobatie)

Fleuriane Cornet (Équilibre sur vélo)

Alberto Diaz Gutierrez (Trapèze fixe)

Pablo Fraile Ruiz (Corde lisse)

Marin Garnier (Portés acrobatiques – porteur)

Giuseppe Germini (Fil)

Cannelle Maire (Roue allemande)

Maria Jesus Penjean Puig (Portés acrobatiques – voltigeuse)

Mohamed Rarhib (Sangles)

Vassiliki Rossillion (Corde volante)

Ricardo Serrao Mendes (Jonglerie)

Erwan Tarlet (Sangles)

Photo: © Christophe Raynaud de Lage

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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