Musique de chambre haute volée au Festival international de Colmar
Au Festival international de Colmar, la série de musique de chambre au Théâtre Municipal à 18 heures résonne autant que les concerts prestiges du soir. Et au Koïfhus, à 12 heures 30, les jeunes interprètes pleins de promesse se produisent en partenariat avec le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.
Sonates pour violoncelle et piano avec Bruno Philippe et Cédric Tibergien
Si la renommée de Cédric Tiberghien est internationale, notamment outre-Manche, l’occasion d’entendre le pianiste français en France est suffisamment rare qu’il faudra saisir l’occasion. Et en ce faisant, on ne se trompe pas.
Ce jeudi 6 juillet, il apparaît au Théâtre Municipal de Colmar avec le violoncelliste Bruno Philippe. Dans le programme, la Sonate de Franck Bridge reflète probablement son lien avec le Royaume Uni. Expressifs à souhait, les deux musiciens offrent dans l’œuvre britannique un romantisme à peine exacerbé, conjugué avec une certaine rigueur chromatique et un soupçon du dodécaphonisme, bien caché (« Adagio ma non troppo »). La tension dans « Molto allegro agitato » est nerveuse et fiévreuse, créant un magnifique contrepoids au mouvement précédent. À travers cette composition à la croisée de différentes esthétiques, ils expriment une lutte entre l’extériorité et l’intériorité, une volonté d’absorber un monde qui est sur le point de s’effondrer.
La Sonate de Debussy est tout aussi expressive, mais d’une autre manière. Bruno Philippe introduit l’ouverture avec majesté, ses cordes sont à la fois pudiques et éloquentes. Cela évoque quelque peu du baroque, le récit dans la tragédie lyrique ou le recitar cantando du XVIIe siècle italien. Dans la « Sérénade », après un début où ils prennent beaucoup de temps, le tempo est mouvant au grès des notes. Une fluctuation musicale naturelle berce ainsi nos oreilles, ponctuée d’épisodes pincés et corsés, avant que ce flux se transforme en un déferlement d’énergie lumineuse du finale. Ce dernier mouvement est une véritable explosion, incarnée par un investissement impressionnant des interprètes.
Quant à leur Brahms (Sonate n° 2, op. 99), c’est la sérénité qui y domine, sans faire fi à la fermeté typique du compositeur. Ils prolongent cette sérénité dans un extrait des Cinq pièces en style populaire de Schumann donné en bis. Voilà un après-midi exceptionnel par deux grands chambristes.
Poignant Enoch Arden de Richard Strauss
Cédric Tiberghien revient le lendemain avec Eric Génovèse de la Comédie Française, pour un mélodrame poignant de Richard Strauss, Enoch Arden. L’histoire raconte la vie du marin Enoch qui, après un heureux mariage avec Annie, devait reprendre la mer. Le naufrage, puis des années d’errances dans une île déserte. Pendant ce temps, Annie, après une attente désespérée de son retour, épouse finalement Philip, son ami d’enfance mais aussi d’Enoch. Au terme d’une incroyable péripétie, celui-ci revient enfin dans sa ville natale, revoit Annie avec Philip et les trois enfants, dont deux de lui-même. Mais il n’ose se manifester, afin de préserver leur bonheur. C’est seulement au moment de la mort qu’il dévoile son identité.
Le récit d’Eric Génovèse est magistral, avec une incarnation étonnante dans le personnage d’Enoch. Le ton de sa voix suggère à chaque instant l’intensité émotionnelle du protagoniste, mais aussi des autres personnages. Au moment où Enoch se torture en découvrant la vie de sa femme avec un autre, qui plus est son meilleur ami d’enfance, le comédien exprime ses tourments comme les siens et ses yeux sont embués de quelques larmes qu’il devait discrètement essuyer. Mais la traduction française du texte laisse imaginer qu’en version allemande (de Georg Goodwin Kilburne, sur laquelle le compositeur a mis en musique), le drame serait plus déchirant par la sonorité et le timbre que la langue suggère.
Il règne entre les deux interprètes une véritable synergie ; Tiberghien insère la première note au moment voulu, après un long monologue, sans une millième de seconde de décalage avec le mot prononcé. Son écoute est aussi aiguisée que le récit. Et on en sort avec une véritable expérience vécue.
Jordan Costard et Gabriel Durliat sur le chemin de Rita Strohl
Le violoncelliste Jordan Costard (1er prix à l’unanimité au Concours international de Crémone) et le pianiste Gabriel Durliat (1er prix au concours Piano Campus, étudiant à la Malko International Academy for Young Conductors) sortent du sentier battu en proposant Titus et Bérénis, « grande sonate dramatique » de Rita Strohl. Chacun de ses quatre mouvements porte une brève description des scènes évoquées de la tragédie de Racine, avec quelques citations de l’alexandrin. L’exubérance d’exaltation, souvent à l’extrême, s’oppose aux doutes et aux douleurs, dans des expressions parfois démesurées. La compositrice semble partir sur une autre rive pour explorer toutes les possibilités émotionnelles, sans avoir peur de déséquilibre ni de surabondance… si ce n’est une distorsion volontaire. Leur interprétation est comme une invitation à un monde qui frôle une certaine forme de folie, un mysticisme musical de Strohl.
Auparavant, la deuxième Sonate de Fauré est elle aussi remplie d’un langage personnel. En effet, bien que très différent de celui de Strohl, ces deux génies ont instauré un univers unique à chacune et à chacun. La démarche de Costard et Durliat, musiciens sensibles aux idées originales, semble correspondre à celle de ces deux compositeurs.
Les 6 et 7 juillet, Festival International de Colmar
visuels © b.fz-fic