
Sébastien Vidal : “Nous sommes en position de combat”
Sébastien Vidal est programmateur de jazz. Le Django Reinhardt Festival, le Nice Jazz Festival, l’iconique Duc des Lombards et TSF Jazz sont ses aires de jeux. Rencontre avec un combattant de la (bonne) musique en tant de crise.
Avant de parler de l’air du temps, je veux bien que vous me racontiez en quoi consiste votre métier, vous êtes programmateur jazz, qu’est-ce que ça veut dire?
Être programmateur, pour moi, cela se résume à partager les bons goûts, ses coups de cœur et ses émois. J’essaye de m’interdire d’avoir mauvais goût, je sais que cela semble mégalomane (rires). Mais, attention, cela ne pas veut dire j’ai « le » bon goût mais que je suis simplement vigilant à ne pas proposer la mauvaise chose au mauvais moment, au moment où il n’y a pas d’écoute.
Est-ce que cela revient à être sûr de soi ?
Non, il faut être sûr de ses oreilles surtout, je ne suis pas sûr de moi. Je suis complètement pétri de doutes, d’angoisse. Le temps de la Covid est compliqué car pendant longtemps, je ne savais pas ce que le secteur allait devenir. Ce métier, c’est ma vie depuis que j’ai 16 ans. Depuis que j’ai 16 ans, je vais dans des bars, je me mélange à des musiciens, j’écoute de la musique, j’en joue. Enfin, j’en jouais… et j’étais un très mauvais musicien (rire). Mais c’est pour cela que j’ai fait de la musique : pour être au milieu des artistes, je voulais être dans des clubs, je voulais vivre la nuit : fumer, boire et écouter du jazz. La Covid m’a collé à la maison, sans perspective pour avancer. C’était la première fois de ma vie que je n’avais pas en permanence en tête des idées de programme ou de musique à faire.
Justement est-ce qu’il y a une différence entre programmer pour un lieu et un festival ? Est-ce que ce sont des énergies différentes ?
Non c’est la même chose, c’est le même métier. C’est exactement le même métier. Il s’agit de mettre en relation des artistes avec le public et partager ses coups de cœur.
Ce n’est pas le même rythme quand même ? Au Duc vous pouvez programmer à l’année alors qu’à Nice tout se joue en quelques jours.
Mais tout cela est lié. Les artistes et les titres que nous découvrons avec TSFJAZZ et les équipes du Duc des Lombards… on les passe à la radio. Quand cela fonctionne bien, que ça sonne bien à l’antenne et que le disque est vraiment bien, alors on essaye de les présenter au Duc. Et quand tout s’est bien passé au Duc et qu’on a envie de continuer à faire progresser ce groupe ou cet artiste, on le défend dans le programme de la soirée que la radio organise une fois par an à la salle Pleyel. Et puis, si la rencontre à lieu avec le public, on se retrouvera à Django puis peut-être à Nice. C’est un cercle vertueux et dynamique qui repose sur les mêmes logiques : la passion, partager sa passion de la musique avec des auditeurs et essayer de leur faire découvrir le meilleur de ce que l’on peut aller chercher. J’ai quelquefois la sensation d’aller chercher du safran en Amazonie (rires). C’est la même chose, partir à la découverte des talents. Quand il était possible de voyager, tous les mois je partais : San Paolo, Cuba, Afrique du Sud, États-Unis. J’étais à la Nouvelle Orléans deux à trois fois par an, j’étais à New York très souvent. Et cela permettait d’avoir un lien direct avec les artistes, comme une espèce de shoot d’héroïne de pure musique dans les veines et cela irriguait tous les médias. J’ajoute qu’un festival c’est un média, c’est un moyen de présenter des artistes, aujourd’hui.
Je vous rejoins complètement. Y a t-il des problématiques différentes ? Parlez-vous du jazz de la même façon dans tous les lieux que vous programmez ?
La sphère du jazz n’a pas de motif politique même si présenter du jazz aujourd’hui, c’est une forme d’indépendance. Essayer de survivre avec ça, c’est ce qui est compliqué. Ce sont les mêmes métiers mais des problématiques différentes, à la radio on parle à des gens, il y a un rapport plus technique, et peut-être plus facile et plus direct que dans un festival où il faut travailler d’arrache-pied une petite année et mobiliser 200 personnes. Par exemple, c’est le cas à Nice où nous proposons la direction artistique du festival, produit par la ville et dont le budget frise les 4 millions d’euros avec des têtes d’affiche internationales et une très grosse jauge. Cela nécessite un grand professionnalisme. Mais comme je produis, avec nos équipes, le Duc des Lombards comme si nous faisions un stade de France à chaque fois, avec la même énergie et le même sérieux, alors tout se passe bien à Nice.
Voilà dix mois que nous vivons au tempo de la COVID, comment ça se passe pour vous ?
Pour moi, cela se passe plutôt bien parce que j’ai la chance de travailler à TSFJAZZ. C’est ce qui tient un peu la boutique aujourd’hui. Même si pendant le premier confinement, la publicité s’est arrêtée. La radio a perdu près de 350.00 euros (et le Duc plus de 150.000€). J’ai passé les quinze premiers jours complètement hébété puis je me suis mis en position de combat et je n’ai pas arrêté. Ce qui veut dire que je suis prêt. À tout instant, si vous m’expliquez que demain matin je peux travailler, je peux travailler. J’ai des productions, des programmes, j’ai de quoi faire. Et je suis en position de combat comme ça depuis le 30 mars.
Vous avez beaucoup annulé?
J’ai annulé 300 concerts et j’en ai reprogrammé 200.
Et en ce moment, au Duc, il se passe quelque chose, #UnSoirAuClub. Qu’est-ce que c’est ?
À la fin du premier confinement, le 11 mai on a proposé un festival, Studio Grands Boulevards, qui se déroulait dans les studios de la radio à TSF avec quinze groupes. Nous devions faire une soirée à la salle Pleyel à la fin du mois de décembre qui est passée à la trappe. Nous devions présenter 17 groupes que nous adorons. Alors l’idée est venue de faire 17 concerts en streaming. Un concert tous les soirs du lundi au vendredi avec ce que l’on estime être le meilleur du jazz actuel. C’est très subjectif mais donc quand je dis que l’on est en position de combat, c’est qu’on est tout le temps en train de trouver les moyens de financement pour faire en sorte que les musiciens et les techniciens puissent travailler.
Et ensuite, on est à l’affût de tout ce qu’il se passe. On a monté un live en direct avec Harold López-Nussa à La Havane. On monte trois concerts en direct de New York avec des artistes français qui y sont. Je suis sans cesse en train de me demander en quoi consiste mon travail en ce moment et je pense que cela se résume à être en lien de confiance avec les artistes. De la confiance, cela permet de s’autoriser à agir. Cela permet de proposer à Melody Gardot de venir faire un concert de musique de 60 minutes le soir. Il y a aussi Gad Elmaleh qui est venu se pencher sur notre berceau et qui nous dit « j’aimerais bien faire une émission pour vous ». Et toutes les semaines, il fait une émission de chez lui, juste pour le plaisir. Et je crois que ce n’est que comme ça que l’on sortira de ce bourbier. En étant en position de combat. Quoi qu’il arrive, on s’y attaque. S’il faut annuler, on annule. Et d’ailleurs c’est notre métier, la souplesse. Il faut se rappeler que les plus à plaindre, ce sont les artistes qui n’ont pas vu un public depuis des mois. Il y a quelques soirs, nous étions avec The Amazing Keystone Big Band au Duc, vide. Mais on a fait plus de 18 000 vues sur le concert, c’est 200 fois la capacité du Duc des Lombards, c’est assez tourbillonnant. 18 000 personnes qui s’intéressent au jazz, un lundi soir à 20 h, au cœur de toute l’offre numérique.
Vous commencez à penser à la question de la monétisation du numérique ? L’Opéra de Paris l’a fait avec des tickets à 4,90 €, ça a très bien marché.
Pour le moment, je ne trouve pas de modèle économique satisfaisant. Nous n’avons pas de plateforme propre. Il y a une défaillance du service public là-dessus. Les plateformes de partage sont très peu enthousiastes à l’idée de diffuser du jazz. Cela explique pourquoi nos concerts et beaucoup d’autres se retrouvent sur Facebook. Mais un écran plat ne sera jamais un concert, charnel. Cela reste frustrant.
Le Festival Django Reinhardt 2021 vient de lancer son Xmas Pass, pensez-vous que le public puisse se projeter dans six mois ?
Le public n’a rien à craindre. Il sera remboursé en cas de nouvelle annulation. Nous n’allons pas rester là à attendre alors que nous avons déjà quatre merveilleux artistes confirmés : Jamie Cullum, Ibrahim Maalouf, Stochelo Rosenberg et Thomas Dutronc. Je ne sais pas où nous en serons dans six mois. Mais ce que je sais, c’est qu’au Django Reinhardt la jauge est immense, entre 5 000 et 10 000 et elle est configurable à l’envi. Tout est possible, il faut avancer. Si les programmateurs arrêtent de travailler, où les artistes qui ne sont protégés que jusqu’en août 2021 vont-ils se produire ?
La rumeur dit que vous écrivez un livre…
Oui, mais cela en est aux balbutiements. J’y travaille avec mon ami Bruno Costemalle qui a longtemps officié chez Nova. L’idée un peu foutraque est de faire un « Vidal du jazz » (rires), c’est-à-dire un dictionnaire médical pour vous soigner par le jazz à travers 60 posologies. C’est à la fois léger et très sérieux ! Il y a des durées de traitements, des contre-indications, des effets indésirables, des posologies extrêmement strictes avec des playlists, des utilisations à certaines heures du jour et de la nuit.
Tant qu’à faire, je veux bien savoir ce que vous écoutez en ce moment ?
Beaucoup Gregory Porter, mais mon super coup de cœur c’est Kali Uchis qui est une chanteuse colombienne qui oscille entre le burlesque et l’outrancier. Elle sort son premier disque en espagnol, Sin Miedo (del Amor y Otros Demonios), c’est crade et addictif. J’adore cet album. Si je dois être honnête, j’avoue que je finis toujours par écouter les mêmes et j’ai aussi beaucoup beaucoup de livres et je finis toujours par lire les mêmes.
Visuel : Sébastien Vidal ©Jean-Baptiste Millot