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La beauté face à la mort: Musique à Terezin à la Salle Cortot

La beauté face à la mort: Musique à Terezin à la Salle Cortot

14 December 2022 | PAR Hannah Starman

Ce 10 décembre, l’Orchestre de chambre de Paris nous livre une interprétation poignante de la musique étrange et troublante composée par les musiciens juifs incarcérés dans le “camp témoin” à Terezin avant d’être tués à Auschwitz. La présence au programme d’Anton Webern, admirateur précoce d’Hitler, heurte notre sensibilité historique et éthique même si le public est appelé à “laisser la place à la musique.”

Les compositeurs juifs et la musique à Terezin

La magnifique Salle Cortot, ce chef d’œuvre Art déco, construit en 1929 entièrement en bois pour “sonner comme un violon” suivant la vision de son architecte Auguste Perret, est presque comble et les grincements accentués des chaises de quelques spectateurs retardataires témoignent de la qualité acoustique exceptionnelle de ce lieu. Dès que les divers bruits cessent, la violoniste Mirana Tutuianu prend le micro pour introduire le contexte historique.

Créé en novembre 1941, le camp ghetto de Terezin, explique Tutuianu, est à la fois une étape avant la déportation vers les camps d’extermination et un village de Potemkin visant à duper la communauté internationale. La présence de nombreux artistes et d’intellectuels juifs et la mise en place d’une administration autonome juive favorisent une vie culturelle riche. Pavel Haas, Viktor Ullmann et Hans Krása, les trois compositeurs juifs au programme ont été déportés ensemble et gazés dès leur arrivée à Auschwitz le 17 octobre 1944. Avant la guerre, ces musiciens accomplis baignent dans la tradition musicale d’Alban Berg, Arnold Schoenberg et Anton Webern. A l’instar de Gustav Mahler, “ils cassent le mythe de la valse du 19ème siècle” et cultivent un langage postromantique rugueux, ténébreux et éminemment personnel, ouvert à l’expressionnisme et au jazz américain. 

La présence gênante d’Anton Webern au programme

Le violoncelliste Etienne Cardoze complète cet exposé en évoquant l’inclusion d’Anton Webern dans le programme. “Webern n’était ni juif, ni résistant, ni victime du nazisme. Il n’a jamais quitté l’Allemagne et son travail était financé par le ministère de Joseph Goebbels,” explique Cardoze, “mais Langsamer Satz est une œuvre de jeunesse et pour nous, il s’agit de mettre de la lumière dans ce programme sombre et grimaçant.” Reprenant la parole, Mirana Tutuianu cite “Le dernier poème” déchirant de Robert Desnos, le poète français mort de typhus à Terezin le 8 juin 1945, un mois après la libération du camp par l’Armée rouge. 

Quatuor à cordes n°3 de Pavel Haas

Après cette introduction édifiante, les musiciens s’installent devant un public attentif et contemplateur. Dans une ambiance de recueillement, Mirana Tutuianu et Olivia Hughes au violon, Claire Parruitte à l’alto et Etienne Cardoze au violoncelle jouent d’abord le Quatuor à cordes n°3 de Pavel Haas. Composé en 1938, cette œuvre combine la profondeur de Beethoven, l’intensité dramatique de son mentor Leoš Janácek, les rythmes moraves et les références aux chants juifs. Alternant entre l’amertume et l’exubérance, la menace et la lamentation, le Quatuor à cordes n°3 de Haas est remarquablement interprété par un quatuor d’excellents musiciens.

Langsamer Satz d’Anton Webern

Langsamer Satz (Lent mouvement) d’Anton Webern, inspiré par une balade dans la forêt viennoise avec sa cousine et future épouse, Wilhemine Mörtl, rappelle la fin de la période romantique brahmsienne et la Nuit transfigurée de Schoenberg. Cette œuvre de jeunesse, écrite à la fin de la première année aux côtés d’Arnold Schoenberg en 1905 par un jeune homme fraîchement amoureux, dégage une douceur et une sérénité remplie de bonheur qui se termine en une extase triomphante. Le Langsamer Satz est incontestablement un petit chef d’œuvre et on se réjouit de cette superbe interprétation, mais sa présence lumineuse dans le programme dédié à la musique à Terezin dérange par son absence manifeste de toute douleur.

Thème et variations pour quatuor à cordes de Hans Krása

Après un bref entracte et le changement de positions des deux violons, le quartet poursuit avec Thème et variations pour quatuor à cordes de Hans Krása, compositeur connu surtout pour avoir monté le spectacle Brundibár avec les enfants de Terezin qu’il devra continuellement remplacer à fur et à mesure qu’ils seront déportés à Auschwitz. Composé en 1935/36 et basé sur une mélodie naïve en fa majeur avec les variations languissantes, le Thème et variations est une œuvre postromantique, sombre, inquiétante, et pleine de surprises, tels que les glissandi, les trémolos prolongés ou encore les pizzicati, encore une fois remarquablement exécutés.

Quatuor à cordes n°3 de Viktor Ullmann

Le concert se termine avec le Quatuor à cordes n°3 de Viktor Ullmann, un autre ancien élève d’Arnold Schoenberg. Quatuor n°3 est la seule œuvre au programme composé à Terezin et la seule partition de musique de chambre qui a survécu à la disparition brutale du compositeur. Ce bijou classique d’une beauté fulgurante, éminemment viennois, pétri de mélancolie et de lyrisme présente quatre sections qui passent de l’une à l’autre de manière fluide avec au cœur émotionnel de l’œuvre une gamme chromatique à l’alto qui renvoie à la version assombrie de la mélodie lyrique de début.

L’Orchestre de Chambre de Paris nous a livré un programme d’une beauté déchirante et une performance à la hauteur de cette musique tourmentée. Comme nous l’a promis Mirana Tutuianu au début du concert, “on n’en sort pas légers, mais vivants.”

Visuel : ©Hannah Starman

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