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Reprise de La Forza del destino à Paris : Viva la Pirozzi !

Reprise de La Forza del destino à Paris : Viva la Pirozzi !

14 December 2022 | PAR Paul Fourier

Anna Pirozzi a créé l’évènement en remplaçant Anna Netrebko pour cette première de reprise d’une production que l’Opéra de Paris serait bien inspiré de changer.

L’art lyrique est un petit monde où les passions s’exacerbent vite. Alors que la première de reprise de La Forza del destino approchait, la semaine passée fut emplie de rumeurs concernant la participation de la Star, Anna Netrebko qui doit y chanter Leonora. Arrivée à Paris et venant d’une série de Tosca au Teatro Colon de Buenos Aires, la soprano avait finalement pris le chemin de l’hôpital et, pour des raisons de santé, ne pouvait, rejoindre le plateau de l’Opéra Bastille pour y répéter. Les inquiétudes montaient donc progressivement sur sa présence aux premières représentations. Comme d’habitude – et d’autant plus en ce qui concerne la chanteuse russe qui s’était déjà retrouvée, au printemps, dans l’œil du cyclone, au moment de l’invasion de l’Ukraine – une partie de spectateurs frustrés, voire de quidams non concernés par l’opéra, y allaient de leur médisance sur les réseaux sociaux pour fustiger un supposé non-professionnalisme de l’artiste…
Jeudi 8 décembre, la sentence tombait, la Première verra Leonora incarnée par Anna Pirozzi, présente à Paris depuis plusieurs semaines, et qui devait, initialement, seulement assurer les représentations des 24, 27 et 30 décembre. Ce remplacement, bien anticipé, démontrait, par ailleurs, qu’après les innombrables problèmes de la période Covid, les institutions se sont désormais bien organisées pour pallier les éventuelles vicissitudes touchant les distributions, afin d’éviter les annulations. Aux dernières nouvelles, Anna Netrebko était d’attaque pour assurer la représentation du 15 décembre…

Un chef-d’œuvre charnière

La Forza del destino est l’un des plus grands chefs d’œuvre de Verdi. En 1861, le compositeur sent le besoin de prendre de la distance géographique avec son pays. Une commande de l’Opéra de Saint-Pétersbourg tombe à point nommé et, pour différentes raisons, cette Forza va représenter un moment charnière de l’œuvre et surtout de la vie politique du compositeur. Ce grand défenseur de la cause de l’unité italienne, affecté par la mort de Cavour, est alors désabusé par la situation dans la péninsule. Les vicissitudes de la création d’un Ballo in maschera, l’opus précédent, les interrogations musicales contemporaines liées, en partie, à la montée en puissance de l’écriture révolutionnaire de Wagner, amènent Verdi à chercher à concevoir une entreprise différente, dans laquelle le peuple, la guerre (avec en toile de fond la lutte pour l’indépendance), la religion et le destin prennent place. Le chantier ne se fera pas sans effort et Verdi va largement revoir sa partition entre la création Saint-Pétersbourgeoise de 1862 et la nouvelle version présentée à la Scala en 1869.

La Forza est finalement une œuvre sombre, assez énigmatique, avec des forces, des faiblesses et de curieuses particularités. Bien évidemment, il y a cette ouverture, l’une des plus célébrées de l’Histoire de l’Opéra avec son thème du Destin, une ouverture qui n’est cependant apparue que lors de la recréation milanaise. Le compositeur a également écrit des plages sublimes – dont trois soli d’une beauté à couper le souffle – pour Donna Leonora, mais, par certains aspects, il semble avoir voulu « déconnecter » ce personnage d’une autre partie de l’histoire, très chargée en testostérone, celle de l’affrontement viril entre celui dont elle est éprise et son frère. En conséquence, la soprano, souvent, évolue isolée en scène et son seul véritable duo est celui – somptueux – qu’elle a avec Padre Guardiano, un personnage important, mais secondaire. Elle est présente dans la première et la troisième partie qui se déroulent en Espagne, mais disparaît, durant une heure, pendant l’acte italien, l’acte de la guerre.

Les plus notables échanges se déroulent entre Alvaro – le ténor – et Don Carlo di Vargas – le baryton, et leurs duos, s’ils sont musicalement riches, voient leur action régie par des sentiments primaires, bien souvent caricaturaux, l’exercice imposant, pour un minimum de crédibilité, une bonne symbiose entre les deux interprètes. Par ailleurs, si les personnages incarnant la religion sont bien campés, voire savoureux tel celui de Fra Melitone, celui de Preziosilla, cette vivandière avec son comique troupier, qui lance « Viva la guerra ! » s’inscrit, de manière cynique, en « contre-ton » de l’ambiance générale de vengeance familiale sur fond d’horreurs de la guerre.

Cet ensemble que l’on peut qualifier de disparate, voire de déséquilibré, constitue donc probablement aussi, un reflet de l’état d’esprit de Verdi en ces années 1860. Et, comme on l’a souvent affirmé, c’est aussi grâce à ses bizarreries et ses incohérences, à la présence de personnages secondaires inattendus, que Verdi aura développé cette implacable marche du destin, régie par le hasard, entraînant le public par son extraordinaire partition et nous captivant jusqu’à une fin de l’opéra dans la plus pure tradition tragique.

Encore la mise en scène d’Auvray…

Pour cette première de reprise du 12 décembre, affiche oblige, la salle de l’Opéra Bastille était emplie comme un œuf, pour une série de représentations qui s’engageait dans un climat assez électrique et une ambiance pas franchement idéale pour une chanteuse qui faisait ses débuts sur la grande scène de l’Opéra de Paris, puisque tel était le cas pour Anna Pirozzi.

Disons d’emblée que ni elle ni les autres artistes ne sont aidés par la mise en scène de Jean-Claude Auvray, créée ici même en 2011. Très statique, avec un plateau très souvent quasi-nu et une direction d’acteurs qui laisse à désirer, la production s’inscrit certes, dans un classicisme éprouvé – une épure diront certains – mais n’est pas sans poser problème à ceux qui y évoluent. On l’a dit, la répartition des personnages, dans les différentes parties, obéit à des règles atypiques et, en conséquence, ce n’est notamment pas un cadeau d’obliger un.e artiste à dérouler son solo – par nature seul en scène – sur un plateau au demeurant vide.

Hormis les scènes colorées où évolue le chœur (dirigé par Ching-Lien Wu et tellement juste, une fois de plus !), l’on ne peut même pas dire que la beauté formelle des tableaux soit au rendez-vous : la première scène, avec sa grande table autour de laquelle les protagonistes essayent, tant bien que mal, d’évoluer, se révèle, une fois de plus, d’une grise froideur. Reste pour l’œil, cette figure christique qui émerge d’abord des cintres puis est jetée à terre sur un plan incliné, dans le dernier acte.

Même si l’on sait que la période est à l’économie, l’Opéra de Paris serait, malgré tout, bien avisé de renouveler sa production pour cet opéra sublime dans lequel sont invités des chanteurs de tout premier plan.

Après ce constat, on doit, malheureusement, regretter que le chef, Jader Bignamini – qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris – n’ait pas pris pour parti de compenser par la rythmique, la pesanteur de la mise en scène. Certes, la « sinfonia » – en fait l’ouverture devenue dans cette mise en scène une plage musicale totalement pertinente après l’acte I et la mise en place du drame – est parfaitement exécutée, quoiqu’insuffisamment rythmée par les cuivres et les percussions. Mais bien des instants auraient aussi exigé plus de nervosité, plus de saillances, tout en conservant ce que Bignamini fait de mieux, à savoir un étirement des tempi tout à fait adaptés aux moments de contemplation, tels que celui de « Vergine degli Angeli », dans lequel la voix d’Anna Pirozzi peut se développer dans toute sa plénitude.

Tézier, Alaimo, Furlanetto…

Des chanteurs de tout premier plan, il en y en a ce soir sur le plateau de l’Opéra Bastille… avec cependant, plus ou moins de bonheur.

Ludovic Tézier est probablement le meilleur titulaire actuel du rôle de Don Carlo. On connait la froideur naturelle du chanteur, une froideur qui peut aboutir parfois à une forme d’inexpressivité et l’on a précédemment souligné la nécessaire interaction qui doit exister entre le baryton et le ténor. Des représentations d’anthologie ont permis d’atteindre, dans le passé, à Munich ou à Londres, des sommets entre Tézier et Jonas Kaufmann. Pour cette première, en l’absence d’une direction d’acteur idoine et peut-être aussi d’une alchimie idéale avec le ténor, Tézier paraît en deçà de ce qu’il a pu servir de formidable dans le rôle. Mais nous sommes là, dans l’« épaisseur du trait » et sa grande scène de l’acte III (« Morrir ! tremenda cosa » / « Urna fatale » / Egli è salvo ! » est un  régal absolu.

Face à lui, Russell Thomas n’est pas le meilleur Alvaro qui soit. Sortant d’une maladie, peut-être encore indisposé, le ténor semble surtout « faire le job », sans parvenir à apporter vocalement de la richesse à un personnage sans grande psychologie, déjà assez maltraité par le livret. La projection est satisfaisante, mais avec des aigus qui plafonnent vite, la voix est souvent terne et incapable de grandes finesses, sans compter qu’il use d’effets parfois hors de propos, notamment dans son air emblématique (« La vita è un inferno »).

La Preziosilla d’Elena Maximova procure encore moins de satisfactions. La voix de la mezzo-soprano ne permet pas de sortir le personnage de sa vulgarité naturelle, alors qu’il est pourtant porteur de plus de finesses que n’y laisse paraître le pénible Rataplan, et aussi de messages au fort symbolisme (le fameux « Viva la guerra »). Elle se borne, ainsi, à n’être qu’une vivandière tapageuse et sonore.

À l’extrême opposé, il y a Nicola Alaimo. Le baryton connaît son Melitone par cœur (il était déjà de la partie lors de la précédente reprise à Bastille) et lui, en « fait des tonnes » … dans la subtilité, car il peut s’appuyer sur un timbre charnu et séduisant, une projection époustouflante et un jeu totalement débridé, pour ce personnage qui doit crânement endosser bien des mauvais sentiments vis-à-vis des pauvres – ces « Briconi, ces vauriens – ou de la gent féminine ?

Ferruccio Furlanetto lui, est un vétéran et presque un cas d’école. Du haut de sa très longue carrière, il peut se permettre de continuer à assumer le rôle du Padre Guardiano et ce, avec panache. Bien sûr, ses 73 printemps lui imposent, çà et là, quelques fâcheries avec la justesse, mais la projection, la présence scénique restent incomparable et, avec Pirozzi, il portera très haut le duo avec Leonora à l’acte II.

Enfin, James Creswell est un Marquis de Calatrava de bonne tenue et, parmi les petits rôles (mais néanmoins consistants), l’on distinguera aussi le Mastro Trabuco sonore de Carlo Bosi.

Et vint la Pirozzi

Remplacer une Star, même quand on est bien préparé, n’est pas chose aisée. Il faut même avoir les nerfs particulièrement solides pour affronter un public venu au départ pour une autre… et une sacrée dose de talent ! Ajoutons à cela que si Anna Pirozzi a déjà fait des passages au Théâtre des Champs-Élysées et à la salle Gaveau (voir aussi les articles sur Il Pirata, I due Foscari, Tosca et Gioconda) c’est la toute première fois qu’elle foule les planches de la Grande Maison parisienne…
Pour des raisons de mise en scène, l’on peut dire que l’acte I ne réussit, ce soir, à personne et, en dépit d’un très bel air d’introduction – et de la présence de l’excellente Julie Pasturaud dans le rôle de Curra -, cet acte n’est pas celui qui met le plus en valeur la soprano, d’autant que la griserie d’ensemble n’est pas rehaussée par la baguette placide du chef.
C’est véritablement à l’acte II, alors que Leonora arrive au monastère, qu’Anna Pirozzi va déployer ses considérables atouts, à savoir une approche d’une magistrale fidélité stylistique à la partition et à Verdi (un compositeur qu’elle connaît particulièrement bien !), un souci de la note et du mot et une maîtrise technique incomparable. Certes, sa discipline, non ostentatoire, peut frustrer ceux qui préfèrent l’effet fugace à la globalité et à l’intégrité de l’air ou de la phrase qu’elle pratique.
Il y a, chez Pirozzi, la modestie d’une remarquable artiste qui mène sa carrière avec intelligence, s’approprie les rôles avec une grande finesse psychologique, et évolue désormais sur les plus prestigieuses scènes, de Vienne à Londres, de New-York à l’Espagne et à l’Italie. Certes, les aigus forte sont parfois un peu rudes, mais la largeur de voix, la beauté du médium et ses graves naturels lui permettent de traiter la prosodie verdienne, en nous subjuguant ce soir dans la « Vergine degli Angeli » et en nous laissant littéralement bouche bée, lors d’un « Pace, pace mio Dio » totalement envoûtant.

Ce soir, la « deuxième Anna », celle qui avançait à bas-bruit dans l’ombre de la première avec sa surexposition médiatique n’a pas raté son entrée ! L’on peut dire, au vu de l’ovation qu’elle a reçue, qu’elle a conquis le public de l’Opéra de Paris en creusant son sillon original à sa façon. Et l’on se languit déjà de la retrouver, ici même, fin janvier dans la reprise du Trouvère

Visuels : © Charles Duprat / Opéra national de Paris

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Paul Fourier

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