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Correspondances créatrices à l’Orchestre national de Bretagne

Correspondances créatrices à l’Orchestre national de Bretagne

30 April 2022 | PAR Gilles Charlassier

Dans le cadre du projet pluriannuel et transdisciplinaire Ponant, autour de la mer et de ses écoystèmes, l’Orchestre national de Bretagne propose un programme original autour de la création du Concerto pour shakuhachi de Dai Fujikura et du Journal de bord de Jean Cras, avec un habile contrepoint photographique au-delà de la simple illustration.

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Depuis son arrivée à l’Orchestre national de Bretagne, l’administrateur Marc Feldman a non seulement contribué, avec le travail de Grant Llewellyn à la direction musicale depuis 2015, à le promouvoir au rang des meilleures formations symphoniques de France, mais également à l’inscrire dans un carrefour original et fécond entre les disciplines – artistiques, mais aussi scienfiques. Cette démarche volontariste a été, entre autres, récompensée par l’obtention du label national en 2019, et s’illustre dans des choix de programmations parmi les plus stimulants de l’Hexagone – sinon au-delà. La soirée du 28 avril – qui s’inscrit dans le cadre du projet pluriannuel Ponant autour de la mer, thématique à laquelle une institution bretonne ne pouvait être que prédestinée, tant de par sa position géographique que l’empreinte évidente de l’univers marin sur la région et son histoire : un exemple, parmi d’autres, d’un ancrage territorial réussi – en témoigne, avec, précédé d’une conférence, un concert où la musique et la photographie se rencontrent, grâce au travail de commissariat artistique de Florence Drouhet.

Le programme s’ouvre la commande passée à Dai Fujikura – avec le soutien de la Fondation Daniel et Nina Carasso. Si le compositeur japonais s’est inspiré des photos de fonds marins de Nicolas Floc’h, son Concerto pour shakuhachi n’est pas pour autant pensé comme une évocation illustrative d’un visuel en noir en blanc aux éclairages fascinants d’onirisme, anamorphosant l’univers océanique en paysages intérieurs au pastoralisme lunaire. Formé à la musique occidentale, Dai Fujikura n’avait, avant l’écriture de cette pièce, aucune expérience avec cette flûte traditionnelle, et il a ainsi découvert des modes de souffle et d’attaque qui s’apparentent à ceux que les avant-garde exploreront plusieurs siècles plus tard, au lendemain de 1945. Cet approfondissement de sonorités, par des chemins alternatifs avec l’appui d’une tradition extrême-orientale, ne sacrifie jamais la fluidité de cette page concertante, d’un seul élan évoluant avec souplesse, et qui déploie de délicates harmonies dépassant les clivages modaux. Sous la baguette de Rémi Durupt, remplaçant Grant Llewellyn, les chatoiements feutrés de l’orchestre se glissent dans les ondulations de l’instrument soliste, maîtrisées avec un naurel évident par Dozan Fujiwara, et participent à la dévolution des affinités asymptotiques entre musique et images, dans une expérience où chacun concourt à un enrichissement parallèle d’un imaginaire commun.

Plus rare en salles que sur les ondes de Radio classique, le poème de Mendelssohn, Mer calme et voyage prospère op. 27 permet de mesurer, dans l’étoffement et la transfiguration progressifs du matériau thématique, la qualité du grain de l’Orchestre de Bretagne, particulièrement la patine des cordes, nourrie avec équilibre, sans lourdeur, ni raideur, et accompagne la lumineuse expressive du discours vers une péroraison magistrale, marquée par l’assimilation de la tradition germanique. Après l’entracte, les Sea Sketches de Grace Williams invitent le public à faire connaissance avec une compositrice galloise, méconnue contemporaine de Britten. Si l’environnement maritime peut faire écho à l’auteur de Peter Grimes, la facture mélodique et orchestrale renouvelle le langage de Dvorak, rappelant l’inimitable coloration du sentiment et de l’harmonie chez le maître slave.

Après cette plaisante redécouverte, le concert se referme sur une autre partition oubliée, le Journal de bord de Jean Cras. Si ce qui peut se qualifier d’impressionnisme musical était en vogue dans les premières décennies du vingtième siècle, la singularité de l’opus de Jean Cras est sa forme de notations au fil de ses voyages en tant qu’officier de marine, plutôt que de reconstitution imaginaire en chambre. Il en résulte une vitalité brute dans l’immersion dans les éléments, puisant dans des ressources parfois quasi telluriques de l’orchestre, révélées avec un dosage intelligent par Rémi Durupt. Mais, dans l’esprit du programme, l’ouvrage est par ailleurs l’opportunité de redécouvrir les autochromes d’Albert Kahn – grâce au soutien des Archives de la Planète, fonds de ce banquier de la fin du dix-neuvième siècle et de la première moitiée du vingtième qui s’est mué en photographe et documentariste de l’humanité au gré de ses voyages sillonant le monde. Le premier mouvement, Quart de 8 à minuit, décline ses ressacs sur des couchers de soleil au granulé inouï – les premières plaques photographiques en couleur. Après Quart de minuit à 4 sur fonds d’archives en noir en blanc de traversées et de ports, le finale, Quart de 4 à 8, exhale, en même temps qu’une énergie luxuriante la précision époustouflante et lumineuse du dessin de témoignages visuels exceptionnels. Comme dans la création de Dai Fujikura, la rencontre entre les deux univers, musicaux et plastiques, n’asservit jamais l’un à l’autre, et dans une multiplication de correspondances, participe à l’enrichissement de l’imaginaire, l’une des missions des institutions culturelles et antidote incomparable aux antagonismes belliqueux. Avec ce concert Ponant, l’Orchestre national de Bretagne remplit largement sa mission – et plus encore.

Gilles Charlassier

Orchestre national de Bretagne, Couvent des Jacobins, Rennes, concert du 28 avril 2022.

©Orchestre national de Bretagne

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Gilles Charlassier

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