Classique
Alexandre Kantorow fougueux et poétique à la Philharmonie de Paris

Alexandre Kantorow fougueux et poétique à la Philharmonie de Paris

15 January 2023 | PAR Hannah Starman

Devant une salle comble ce 12 janvier 2023, Alexandre Kantorow joue, sous la baguette de Jukka-Pekka Saraste et pour la deuxième soirée consécutive, le Concerto pour piano n°2 de Piotr Ilitch Tchaikovski, une œuvre rarement jouée hors de Russie. L’exceptionnel programme de la soirée inclut également la titanesque et profondément troublante Symphonie n°4 de Dmitri Chostakovitch. 

Le Concerto pour piano n°2 de Tchaïkovski : un pari gagnant pour Alexandre Kantorow

En 2019, Alexandre Kantorow, âgé alors de 22 ans, devient le premier pianiste français à remporter la médaille d’or du prestigieux Concours international Tchaïkovski depuis sa création en 1958, ainsi que le Grand Prix, décerné seulement trois fois auparavant. Le Concerto pour piano n°2 de Tchaïkovski est d’autant plus emblématique pour le jeune virtuose que c’est avec cette œuvre peu jouée qu’il a séduit les juges à Moscou. Il était le premier finaliste dans l’histoire du Concours Tchaïkovski à l’avoir proposé.   

Issu d’une famille de musiciens – son père est le violoniste et chef d’orchestre d’origine russo-juive Jean-Jacques Kantorow, et sa mère Kathryn Dean est également violoniste, d’origine anglaise – Alexandre Kantorow est un enfant précoce qui, à force d’entendre son père répéter, apprend à chanter toutes les sonates de Beethoven à 4 ans. Afin de préserver l’enfance de son fils unique, sa mère l’élève “librement” et le pousse au sport et à la lecture. Il commence le piano à 5 ans et étudie avec Pierre-Alain Volondat dès 11 ans. A 13 ans, il entre dans la classe d’Igor Lazko, à la Schola Cantorum, et dans celle de Frank Braley et Haruko Ueda au Conservatoire national supérieur de Paris. En 2015, à seulement 17 ans, Kantorow joue La Fantasie pour piano, chœur et orchestre de Beethoven à la Philharmonie de Paris devant une salle de 2500 personnes.

Dès qu’il décroche son diplôme du Conservatoire, Kantorow commence à travailler avec la pianiste russe “faiseuse de prodiges”, Rena Shereshevskaya, une collaboration qui se poursuit depuis. C’est Shereshevskaya qui préparera le jeune Kantorow au Concours Tchaïkovski en lui imposant une discipline de fer : quatre à cinq heures de piano par jour, alimentation et activité physique d’athlète et une attention obsessionnelle au détail. “J’ai cherché le bon geste, la bonne sonorité, jusqu’à en devenir fou”, raconte Kantorow au Paris Match après sa victoire à Moscou. On connaît la suite : révélation musicale de l’année en 2019, un Diapason d’Or (2019, 2022) pour chacun de ces quatre derniers CDs, enregistrés sous la direction de son père, et Victoires de la musique en 2020.

Un concerto extrême qui se joue dans l’abandon

Si le Concerto pour piano n°1 op. 23 de Tchaïkovski fait partie des répertoires les plus connus, aux côtés des Concertos n°2 et n°3 de Rachmaninov, du Concerto n°5 de Beethoven ou du Concerto n°2 de Liszt, le Deuxième de Tchaïkovski reste peu défendu hors de Russie. Critiquée à l’époque de sa création pour des mouvements immenses et une structure qui laisse à désirer, cette œuvre colossale et brillante de richesse est proposée au public le 12 janvier à la Philharmonie dans sa version non-mutilée par divers remaniements ultérieurs et non-consentis pas le compositeur.

Doux, pâle et mince, avec ses cheveux ébouriffés et sa gestuelle souple, Alexandre Kantorow semble à l’aise sous la baguette de l’élégant et discret chef d’orchestre et violoniste finlandais, Jukka-Pekka Saraste. L’Allegro brilllante, ce premier mouvement immense du Deuxième, est annoncé par un orchestre conquérant. Le thème est vite repris par le piano qui, dans une longue séquence, enchaîne une abondance de cadences dont une, vertigineusement acrobatique. Kantorow interprète ces “pyrotechnies pianistiques” avec une virtuosité et une poésie d’une telle intensité que les spectateurs, tenus en haleine pendant plus d’un quart d’heure, en auront, le lendemain, des microlésions des fibres musculaires dont ils ignoraient jusqu’à lors l’existence. Dans le deuxième mouvement, Andante non troppo, Tchaïkovski laisse la vedette aux solistes violon et violoncelle. Toutefois, les auditeurs qui espéraient pouvoir se détendre seront agréablement déçus car le solo d’Eiichi Chijiiwa au violon est d’une beauté profondément inquiétante, celui d’Eric Picard au violoncelle ardent, et même juste en accompagnant les cordes, Kantorow au piano reste redoutable. Ce n’est que dans le troisième mouvement, l’Andante, que l’ambiance évolue vers une sorte de kazatchok effréné qui entraîne tous les pupitres vers l’inévitable triomphe, grisant et prometteur d’un avenir radieux.

Dès les dernières mesures, le public éclate dans un déchaînement d’applaudissements et de bravos destinés au pianiste flamboyant qui nous régalera de deux bis:  La Valse triste op. 44 n 1 de Jean Sibelius dans un arrangement de Cziffra et Vers la flamme op. 72 d’Alexandre Scriabine. Une belle transition vers l’entracte récupérateur, avant d’enchaîner sur la Symphonie n°4 de Dmitri Chostakovitch.

La Symphonie n°4 à l’ombre de Staline

A l’instar du Deuxième concerto de Tchaïkovski, la Quatrième symphonie de Chostakovitch est une œuvre colossale et excessive, mais au lieu d’aboutir à l’ambiance d’une fête populaire russe, la Quatrième s’achève dans un final surréaliste de brutalité totalitaire. On y entend les apparatchiks claquant leurs classeurs à tiroirs, les policiers ivres administrant des coups de matraque et les camarades confessant les crimes qu’ils n’ont pas commis dans des geôles froides et humides de la Loubianka.  

Chostakovitch écrit la majeure partie de sa Quatrième symphonie en 1936, l’année qui marque le début de la période de répressions politiques massives connues sous le nom de la Grande Terreur ou les grandes purges staliniennes qui ont fait plus de deux millions de victimes. Chostakovitch vit à ce moment un traumatisme profond lié à la parution de l’article “Le chaos remplace la musique” dans la Pravda du 28 janvier 1936. Anonyme et possiblement écrit par Staline lui-même, l’article vitupère l’opéra de Chostakovitch Lady Macbeth du district de Mtsensk, considéré comme un succès retentissant en Union soviétique jusqu’au moment où Staline et quelques-uns de ses sbires n’assistent à l’une de ses représentations. L’article livre une attaque dévastatrice et une menace à peine voilée contre le compositeur, l’accusant de vouloir propager le “chaos gauchiste” au lieu d’écrire “une musique naturelle et humaine.” “Persuadé” de retirer sa symphonie du programme pendant les répétitions, Chostakovitch ne verra sa Quatrième, ni d’ailleurs Lady Macbeth, jouée en public avant 1961 et lui-même ne devra sa survie pendant les purges staliniennes qu’à l’exécution, en juin 1937, du fonctionnaire chargé de son dossier.

Une œuvre ironique, obsessionnelle et cauchemardesque  

Écrite pour un ensemble orchestral gigantesque avec 6 flûtes, 6 clarinettes, 4 hautbois, 3 bassons, etc. et une section percussive étendue, la partition se compose de trois mouvements, dont le premier, Allegretto poco moderato – Presto, dure une demi-heure.

Sous la direction précise et sobre d’un Jukka-Pekka Saraste en pleine forme, le ton est amer et ironique dès les premières mesures. Il évoque une parodie d’une toccata de Bach avant d’évoluer vers une marche de cuivres et le premier de nombreux points culminants plus ou moins menaçants qui suivront et éclateront parfois de manière soudaine dans une explosion de l’orchestre complet. Le projecteur sera braqué sur la basse clarinette pendant un épisode délicat de beauté, accompagné de harpes, de flûte et de piccolo, mais la tension monte de nouveau et ce sera la montagne russe parsemée de passages lyriques, interrompus par un soudain Presto effréné des violons, auxquels se joindront les autres instruments à cordes, qui annonce le début de la descente dans un cauchemar de bois et de cuivres, suivi des percussions qui achèveront cette déferlante destructrice dans un fracas qui submergera tous les thèmes antérieurs. L’atmosphère s’allégera et les cordes développeront un semblant de valse mahlérienne presque enjouée. Plusieurs solos magnifiques ponctuent la deuxième partie du premier mouvement, notamment un solo de violon, superbement exécuté par Eiichi Chijiiwa, et plusieurs remarquables solos de basson. Le mouvement se termine avec un sens tout mahlérien de désintégration et de perte de repères.

Le deuxième mouvement, Moderato con moto, ne dure que neuf minutes et contient de nombreuses citations mahlériennes et des allures de Ländler. Le mouvement est toutefois dénué de toute nostalgie viennoise grâce aux harmonies âcres de Chostakovitch qui semble parodier Mahler tout en nous offrant de merveilleux passages pétris de délicatesse, voire de tendresse. Le troisième mouvement, Largo-Allegro, ouvre avec un solo poignant de hautbois jouant une marche funèbre que Chostakovitch reprendra dans l’ouverture de sa Cinquième symphonie. La musique atteint rapidement le premier point culminant et éclate dans un Allegro scandé par un rythme insistant et accablant. Le reste du mouvement sera marqué par un jeu fortement contrasté entre des valses vigoureuses plus ou moins mélodieuses, des accélérations menaçantes des cordes et des interventions inattendues et ironiques des flûtes et des piccolos. La symphonie se termine avec une dernière note jouée par le célesta, une sonorité blanche qui disparaît dans le néant, sans résolution ni apaisement.

L’Orchestre de Paris sous la direction de Jukka-Pekka Saraste nous a livré une performance brillante d’une œuvre aussi difficile qu’étrange et le public enthousiaste l’a remercié avec une longue ovation appuyée et incontestablement méritée. Une soirée exceptionnelle !

Visuel concert : ©Hannah Starman

Visuels répétition (N & B) : ©Sandrine Expilly

« Crossroads » de Jonathan Franzen : Vertige des problèmes familiaux
La dramatique identité d’une femme sous fond de génie shakespearien
Hannah Starman

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration