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A Love Supreme : John Coltrane et la Religion

A Love Supreme : John Coltrane et la Religion

21 May 2011 | PAR Neil Saidi

Lors d’une interview réalisée à Paris en 1963, John Coltrane expliquait qu’il ne voulait plus jouer et rejouer les mêmes morceaux indéfiniment. Il travaillait sur l’écriture d’un nouveau répertoire : « Je travaille à des approches du problème de l’écriture pour un groupe. Je suis arrivé à des choses qui je le crois pourraient dépasser le niveau de tout ce que nous avons fait jusque là. Je vais laisser la nature des morceaux décider de ce que j’ai à jouer. Cela pourra être modal, ça pourra être des enchaînements harmoniques, ou simplement un jeu dans les régions tonales ». Lorsqu’il retourna à New York, il présenta donc ces nouvelles pièces, Alabama, Crescent, Song of Praise, Wise One, The Drum Thing, Bessie’s Blues et enfin la célèbre suite A Love Supreme. Coltrane a écrit cette pièce à un moment de sa vie où il considérait sa musique comme étant le prolongement de ses croyances religieuses : « Mon objectif est de vivre d’une façon authentiquement religieuse et de l’exprimer par ma musique. Si on le vit, jouer devient naturel, car la musique n’est qu’une partie du Tout. Être un musicien est vraiment quelque chose de très, très profond. Ma musique est l’expression spirituelle de ce que je suis, ma fois, ma connaissance, mon être. Quand on commence à mesurer les possibilités de la musique, on désire alors faire quelque chose qui soit vraiment bon pour les gens, aider l’humanité à se libérer elle-même de ses craintes. Je pense que la musique peut rendre le monde meilleur et, si j’en suis capable, je veux le faire. J’aimerais montrer aux gens le divin dans un langage musical qui transcende les mots. Je veux parler à leurs âmes ».

«A Love Supreme» a été enregistré en 1964, Coltrane était entouré de McCoy Tyner au piano, Elvin Jones à la batterie et Jimmy Garrison à la contrebasse. Il est l’album le plus vendu du saxophoniste. Les albums qu’il avait publiés précédemment chez Impulse se vendaient assez bien, environ trente mille exemplaires par album, ce qui est plûtot pas mal selon les normes propres au Jazz. «A Love Supreme» s’était vendu à un demi-million d’exemplaires en 1970, c’est dire le succès incroyable qu’a rencontré ce disque. Beaucoup de personnes qui n’écoutaient pas de Jazz se procuraient l’album pour sa spiritualité. Pour l’anecdote, il existe aujourd’hui une église à San Francisco qui s’est construite autour de cet album et qui vénère Coltrane comme un saint. La suite se divise en quatre parties, Acknowledgement, Resolution, Pursuance et Psalm. Ces quatre sections suggèrent un pélerinage en quatre étapes. Tout d’abord le pèlerin reconnaît le divin (Acknowledgement), puis, résolu à l’accomplir (Resolution), il poursuit sa quête (Pursuance), pour finalement la célébrer par son chant (Psalm). Acknowledgement joue le rôle d’un prélude, la tension augmente progressivement dans la deuxième partie, Resolution, pour atteindre son climax dans Pursuance, partie la plus rapide. La quatrième partie débute par un long solo de Jimmy Garrison, cette partie joue, elle, le rôle de Postlude et est relativement calme. La durée totale de la pièce est de 33 minutes. Il existe une version live enregistrée au festival d’Antibes en juillet 1965 qui elle dure 48 minutes. Les différences importantes qui existent entre ces deux versions confirment la volonté de Coltrane d’adopter une nouvelle manière d’écrire, en laissant plus de liberté aux musiciens. Tandis que les parties II et III sont construites sur des grilles harmoniques, les parties I et IV sont plus ouvertes. Dans les liner notes de l’album, que Coltrane a lui même rédigées, il est écrit : « The fourth and last part is a musical narration of the theme, « A Love Supreme » which is written in the context ». La quatrième partie est donc une narration musicale du thème. A love Supreme n’est pas seulement le titre de l’album mais également le titre d’un poème écrit par Coltrane et qui figure dans les liner notes.

 

I will do all I can to be worthy of Thee O Lord.
It all has to do with it.
Thank you God.
Peace.
There is none other.
God is. It is so beautiful.
Thank you God. God is all.
Help us to resolve our fears and weaknesses.
Thank you God.
In You all things are possible.
We know. God made us so.
Keep your eye on God.
God is. He always was. He always will be.
No matter what…it is God.
He is gracious and merciful.
It is most important that I know Thee.
Words, sounds, speech, men, memory, thoughts,
fears and emotions — time all related…
all made from one…all made in one.
Blessed be His name.
Thought waves — heat waves-all vibrations –
all paths lead to God. Thank you God.
His way…it is so lovely…it is gracious.
It is merciful — thank you God.
One though can produce millions of vibrations
and they all go back to God…everything does.
Thank you God.
Have no fear…believe…thank you God.
The universe has many wonders. God is all.
His way…it is so wonderful.
Thoughts–deeds–vibrations, etc.
They all go back to God and He cleanses all.
He is gracious and merciful…thank you God.
Glory to God…God is so alive.
God is.
God loves.
May I be acceptable in Thy sight.
We are all one in His grace.
The fact that we do exist is acknowledgement
of Thee O Lord.
Thank you God.
God will wash away all our tears…
He always has…
He always will.
Seek Him everyday. In all ways seek God everyday.
Let us sing all songs to God.
To whoma all praise is due…praise God.
No road is an easy one, but they all
go back to God.
With all we share God.
It is all with God.
It is all with Thee.
Obey the Lord.
Blessed is He.
We are from one thing…the will of God…
thank you God.
I have seen Godd–I have seen ungodly–
none can be greater–none can compare to God.
Thank you God.
He will remake us…He always has and He
always will.
It is true–blessed be His name–thank you God.
God breathes through us so completely…
so gently we hardly feel it…yet,
it is our everything.
Thank you God.
ELATION–ELEGANCE–EXALTATION–
All from God.
Thank you God. Amen.

 

En réalité, le solo de saxophone de Coltrane est une récitation sans paroles des mots du poème. Il est frappant de se rendre compte à quel point son jeu exprime le sens des mots. Son solo se rapproche de la technique d’intonation des preachers noirs américains. Le chant est divisé en plusieurs tons de récitation qui montent progressivement. Coltrane poursuit son solo jusqu’au Amen final, aucune note ne s’y ajoute. Dans la version live de Psalm enregistrée à Antibes, Coltrane ne suit pas le poème, il se contente d’improviser librement dans la tonalité et l’ambiance de la version enregistrée en studio. Elvin Jones, le fidèle batteur de Coltrane, a confié au biographe du saxophoniste Lewis Porter que lors de l’enregistrement il n’avait pas conscience du fait que Coltrane récitait le poème au saxophone. A partir de 1961, Coltrane ne donnait qu’un minimum d’information au groupe pour plus de spontanéité. Le lendemain de l’enregistrement, le 10 décembre 1964, Coltrane enregistra une autre version de Acknowledgement avec Archie Shepp et Art Davis, mais la prise ne sera pas publiée. Coltrane choisit de conserver uniquement la version de la veille.

Coltrane était très interessé par tout ce qui avait trait à la philosophie et la religion, je vous propose de lire une interview très intéressante réalisée en 1958 par August Blume. Pour les anglophones, il existe un enregistrement audio que vous pouvez écouter en cliquant ici.

 

 

 

Blume : Avez-vous lu quelque chose en matière de philosophie ?

Coltrane : Je vais vous le dire. Vous connaissez ces livres appelés Ceci facile, cela facile ? Eh bien il y en a un qui s’appelle la philosophie facile et c’est ce que j’ai lu. C’est la seule chose que j’ai lue au bout du compte. Et j’ai acheté quelques livres, des petites choses, quelque chose que j’ai acheté qui s’appelait Langage, Vérité, Logique. Des choses comme ça que j’ai dénichées. Pour certains je ne dépasse pas les premières pages, et je recommence à fouiner, à chercher autre chose.

Blume : Que pensez-vous rechercher, je veux dire, dans votre interêt pour la philosophie ?

Coltrane : Je ne sais pas, je ne pense pas que la recherche soit une fin en soi, mais c’est comme si c’était quelque chose que j’aime. Je crois que c’est une bonne idée de voir ce que les autres pensent de tout ça. Des gens qui pensent mieux que je ne le fais. Voir ce qu’ils pensent de vivre, tu vois, de la vie.

Blume : Si je peux me permettre, que pensez-vous de la vie et du fait de vivre, au point où nous en sommes ?

Coltrane : Je ne saurais répondre à ça, car il faudrait que je rassemble mes idées. Je ne pense pas pouvoir y être prêt. Je ne saurais pas le dire.

Blume : Pensez-vous que tout ça résulte d’un projet global et que votre vie est prédéterminée, ou bien que vous êtes votre propre maître et que vous êtes libre de votre vie ?

Coltrane : Euh… Je crois que c’est le cas, quand on dit qu’on fait presque tout ce qu’on veut, en un sens c’est vrai, mais il y a le quand. Il semblerait que ce soit la part qui nous échappe un peu.

Blume : Sur laquelle on a peu de contrôle.

Coltrane : Ouais, par exemple… On prévoit les choses, mais quand on y arrive, et tout ça, tu vois… ça ne se passe pas toujours comme prévu, tu vois. On peut toujours prévoir.

Blume : Avant de vous intéresser à la philosophie et de commencer à y réfléchir, qu’est-ce que vous…

Coltrane : Je vais te le dire. Je crois que ça a commencé avec la religion. Puis les prémières interrogations sur la religion. Ça a entraîné tout le reste. Tu sais, je suis arrivé à l’âge où je me suis posé des questions sur les choses. Et, je dirai à l’approche de mes vingt ans, j’ai commencé à m’éloigner. J’évoluais, et donc je remettais en question beaucoup de ce que j’avais trouvé dans la religion. J’ai commencé à m’interroger. Au bout de deux ou trois ans, à peut-être vingt deux ou vingt trois ans [ la fin des annés 1940 à Philadelphie ], est arrivé l’Islam. J’ai été initié à ça. Et ça m’a plutôt secoué. Tu sais, beaucoup de mes amis sont devenus musulmans. Et donc j’ai réfléchi à ça, de toutes façons, ça m’a emmené à des choses auxquelles je n’avais jamais pensé, une autre religion, tu imagines ? J’ai commencé à réfléchir. Mais sans rien faire. Je réfléchissais simplement. J’étais trop occupé à faire d’autres choses, et j’ai cessé d’y penser. Je crois que c’est sorti de ma tête pour les quelques années suivantes. Je n’ai pas pris la peine d’y penser. Et récemment, j’ai recommencé à m’en occuper, à chercher à voir ce que les gens pensent. Car j’ai compris que c’était ce que Je cherchais à faire. C’est pour cela que j’ai tendance à me tourner vers des choses comme ça, tu vois. Je n’y ai pas consacré le temps que j’aurais voulu , je n’ai pas appris ni travaillé suffisamment sur ce sujet. J’aimerais approfondir cela. J’aimerais rassembler mes propres pensées, les organiser tel que je le ressens, tu vois. J’étais comme un homme de religion, j’étais sans cesse… j’étais troublé de réaliser combien de religions il y avait et comment…

Blume : Vous étiez déçu ?

Coltrane : Oui

Blume : En quel sens ?

Coltrane : Pas déçu. Je ne connais pas ce mot là. Quand j’ai vu qu’il y’avait tant de religions plus ou moins opposées les unes aux autres… ça m’a fichu en l’air. Et, je ne sais pas, j’étais dans une espèce de confusion… je n’arrivais pas à croire qu’un seul type puisse être dans le vrai car si c’est le cas, il y’en a un autre qui se trompe, tu vois…

Blume : Alors est-ce que toutes les religions ont une chance, en fait, de s’associer les unes aux autres ? Et qu’elles signifient toutes à peu près la même chose bien que les hommes, en fait, en aient changé le visage ?

Coltrane : Certainement, je pense que les choses fondamentales vont les réunir. Si il y’avait juste… S’il y’avait quelqu’un pour dire : « Allons, réunissons-nous ».

Blume : En d’autres termes, vous aimeriez voir quelque chose comme un genre de religion universelle qui remplacerait toutes ces différences et ces hommes se cognant sur les autres parce que leur foi n’est pas la même, car il y a une même chose à la base de chacun et qu’ils devraient tous se mettre ensemble.

Coltrane : Oui, c’est ça qu’il faudrait, je pense. Ça devrait se passer comme ça. C’est comme quand vous voyez ce que disent ces gens à propos du Bien. Les philosophes, quand ils commencent à parler du Bien et du Mal chez l’homme, ils prennent ces deux mots et ça les emmène si loin. Ça ressemble à quelque chose de compliqué. Mais pour qu’il y ait vraiment du Bien, il faut que ça soit simple. Pour réaliser véritablement quelque chose, il faut le rendre simple. Et les religions, elles y arriveront quand elles sauront s’associer parce que, quand elles sont persuadées de prêcher le Bien, ça me paraît bien à moi aussi.

Blume : Pensez-vous que, après avoir fini la lecture d’un certain nombre de livres et avoir eu le temps d’absorber ces choses et d’y réfléchir, que cela vous changera d’une façon ou d’une autre, vous ou votre conception de la vie ?

Coltrane : Eh bien, je ne pense pas que j’en serais changé, mais je pense que ça m’aiderait à comprendre, vous savez, comme si je pouvais marcher ensuite d’une façon plus assurée. Juste une façon d’éloigner un peu la confusion. Mais je pense que je resterais le même.

Blume : Croyez-vous que beaucoup de musiciens sont vraiment dans la confusion, comme tout un chacun, devant cette question de la religion ? Qu’ils pourraient s’y intéresser, comme c’est votre cas, en tentant d’acquérir une meilleure compréhension de ce qui se passe ?

Coltrane : Oui enfin…[silence] Je pense que la majorité des musiciens s’intéresse à la vérité, ils n’ont pas le choix, car la musique est elle-même une vérité. Si en jouant on affirme quelque chose, quelque chose de musical, et que c’est une affirmation légitime, alors c’est une vérité en soi, tu vois. Si on joue quelque chose de bidon on sait que c’est bidon. Tous les musiciens aspirent à atteindre la perfection. Il y a de la vérité là-dedans tu sais. Alors pour jouer ce genre de choses, pour jouer vrai, il faut vivre avec le plus de vérité possible. Et en ce qui concerne la religion, si un gars est croyant, alors je pense qu’il recherche le Bien, il veut vivre dans le Bien. Qu’il appelle ça être religieux ou non. Peut-être dira-t-il : « je vis simplement dans le Bien ». Un religieux verrait en lui un religieux, il vit dans le Bien. Pas mal de musiciens pensent à ça. J’en ai parlé avec un bon nombre d’entre eux.

Un peu plus tard dans l’interview Coltrane dira : Je suis chrétien de naissance, ça signifie que ma mère et mon père l’étaient et ainsi de suite. Les premiers enseignements que j’ai reçu provenaient donc de la foi chrétienne. Maintenant, en regardant le monde, et cela a toujours été important pour moi, je ressens combien tous les hommes connaissent la vérité, tu vois ? J’ai toujours senti cela même chez un homme qui n’était pas un chrétien, pourtant il détenait la vérité d’une certaine façon. Ou, s’il était chrétien il pouvait la détenir ou ne pas la détenir. Cela dépend de sa connaissance de la vérité. Et cette vérité ne porte pas de nom. Chaque homme doit trouver cela pour lui même, selon moi.

 

Vers la fin de sa vie Coltrane composera diverses pièces influencées par la religion. The Father and the Son, The Holy Ghost, Dear Lord, Meditations, Om. Au verso de la pochette de « Meditations » il est écrit : « Je crois dans toutes les religions ».

 

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