Essais
« 3. Une aspiration au dehors » de Geoffroy de Lagasnerie : Les copains d’abord

« 3. Une aspiration au dehors » de Geoffroy de Lagasnerie : Les copains d’abord

07 April 2023 | PAR Julien Coquet

Le philosophe et sociologue revient sur l’amitié particulière qu’il entretient avec Edouard Louis et Didier Eribon. Si le livre est présenté comme un manifeste, il s’empêtre rapidement dans des formulations alambiquées et des idées finalement peu révolutionnaires.

Edouard Louis (auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule notamment), Didier Eribon (philosophe et sociologue, connu pour Retour à Reims) et Geoffroy de Lagasnerie, sociologue, philosophe et professeur à l’Ecole nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, sont amis depuis plus de dix ans. Cette relation si particulière entre les trois compères sert de réflexion à de Lagasnerie : comment remettre l’amitié au centre de nos vies ? Raconter cette amitié servirait à « produire une analytique des modes d’existence, des cadres qui prédéterminent nos vies et qui souvent les limitent sans que nous nous en rendions compte ».

Geoffroy de Lagasnerie prend plusieurs exemples concrets pour montrer que l’Etat privilégie les liens familiaux aux liens amicaux (souvenez-vous du couvre-feu imposé le 31 décembre 2020 mais pas pour le 25 décembre 2020). Ces derniers sont toujours relégués au second plan : la sacro-sainte famille est favorisée, et la coexistence d’une sphère familiale et d’une sphère amicale se révèle compliquée, parfois impossible. Bien souvent, l’entrée dans la vie familiale, qui rime avec mariage et enfants, signe la fin des amis. Selon de Lagasnerie, si la perte d’amis intervient lors de l’entrée dans la vie familiale, c’est avant tout pour des raisons psychologiques, et non forcément pour des raisons matérielles (adoption d’horaires particuliers, fatigue, déménagement dans une maison plus grande et loin de l’appartement étudiant où l’on recevait ses amis…).

Ce que cherche à montrer de Lagasnerie, c’est que la famille, institution où on inculque les traditions et le respect de l’autorité, appauvrit, alors que l’amitié accroît. « Il y a dans l’affect propre à l’amitié le désir d’augmenter, d’apprendre, d’envisager d’autres projets ». Le soi se développe lorsqu’il rencontre l’Autre, lorsqu’il est en contact de groupes divers. Or, l’entrée dans la vie familiale rompt cette dynamique. Lors de son passage sur France Inter début mars, une phrase de de Lagasnerie était ressortie : “J’associe beaucoup la famille à la déperdition, à la tristesse, l’ennui”. Et l’auteur de donner de multiples exemples sur cette amitié qu’il noue avec Edouard Louis et Didier Eribon, amitié qui tourne autour de l’écriture, et qui se présente donc comme un mode de vie antagoniste, « notamment dans son opposition au familialisme, et ce que l’on pourrait appeler la politique de l’existence ».

Mais l’essai, s’il ne révolutionne pas la sociologie et la philosophie de l’amitié (de Lagasnerie cite Bourdieu, Spinoza, Foucault mais absolument aucune étude sociologique quantitative sur l’amitié, comme si la sociologie se résumait au discours verbeux qu’il adore utiliser), se révèle risible par de nombreux moments. Il y notamment cette charge contre le « familialo-matinalisme » (sic) qui nous oblige à commencer les journées de travail tôt parce que vos collègues de travail ont des enfants, ces derniers osant même vous réveiller aux aurores le jour de Noël (« l’angoisse […] d’être réveillé à 7 heures du matin par les enfants un lendemain de fête »). On rigole aussi lorsqu’on apprend que le trio de compères, en voyage, préfère passer ses journées à l’hôtel ou au café plutôt que de visiter : « le lieu qui, dans chaque ville, marque le plus notre mémoire est le café où nous passons nos journées » (on espère au moins qu’ils prennent le train).

Le livre se délite complètement à sa moitié, lorsque de Lagasnerie se réjouit de voir leur relation « former un lieu où se fabriquent des proximités entre des personnes ou entre des mondes qui seraient autrement restés éloignés et séparés les uns des autres ». Une photo accompagne cette réflexion, photo qui « rassemble tant de gens de mondes si différents et dont la rencontre est socialement hautement improbable ». Y voit-on un agriculteur, un plombier, un conseiller clientèle bancaire ? Non, mais Emmanuelle Béart (actrice), Stanislas Nordey (metteur en scène de théâtre), Woodkid (musicien), Sophie Calle (plasticienne)… Certes, il y a des personnes racisées sur cette photo (Assa Traoré et Danièle Obono) mais un mélange de “mondes si différents” ne passe pas seulement par un mélange de couleur de peaux (Danièle Obono est issue de la bourgeoisie gabonaise, Assa Traoré ne se serait jamais retrouvée là si elle n’avait pas connu le drame que l’on sait). Si on demande à Emmanuel Macron d’être plus proche du peuple, on est en droit d’exiger de même pour de Lagasnerie, qui se présente comme un penseur de gauche. Un livre hors-sol.

« Faire de l’amitié une culture, un style de vie demande une éthique et une transformation du sujet. Le sujet doit adopter une certaine orientation dans la vie pour pouvoir être le sujet-amical – avec des dispositions, des plis psychiques, un rapport aux autres. La relationnalité amicale ne peut pas être quelque chose en plus par rapport aux formes traditionnelles de la vie. Elle est quelque chose d’autre, car son déploiement s’opérera nécessairement au détriment de l’investissement dans d’autres modes de vie. Parce qu’une relation amicale est toujours hantée par la menace de sa disparition et parce que cette disparition peut arriver si vite, elle ne peut durer que si celles et ceux qui l’éprouvent s’engagent dans quelque chose de l’ordre de l’ascèse : reconfigurer leur rapport à l’espace et au temps, afin de placer l’ami au centre de leurs préoccupations et de leur existence. Le sujet amical est donc un type de sujet spécifique, produit par la relation amicale autant qu’il la produit – en sorte que les conditions de possibilité de l’amitié sont aussi ses effets. »

3. Une aspiration au dehors, Geoffroy DE LAGASNERIE, Flammarion, Nouvel avenir, 208 pages, 21 €

Visuel : Couverture du livre

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Julien Coquet

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