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Le troublant dialogue entre Erri De Luca et un fils imaginaire

Le troublant dialogue entre Erri De Luca et un fils imaginaire

18 February 2019 | PAR Jérôme Avenas

Dans un récit qui dépasse largement le cadre autobiographique, Erri De Luca imagine un singulier colloque avec un fils tout aussi imaginaire. Dans ce très beau texte, riche et poétique, l’écrivain italien aborde la question du lien entre auteur et lecteur. “Le Tour de l’oie” est publié par les Éditions Gallimard. Superbe traduction de Danièle Valin.

Un soir qui est peut-être tous les soirs (les soirs d’écriture ?), l’écrivain interpelle un fils imaginaire qui peu à peu va sortir du silence, répondre, réagir, commenter et même objecter. Le narrateur se raconte à ce fils qui semble en savoir beaucoup sur son écrivain de père. Les souvenirs de Naples donnent  des pages parmi les plus savoureuses, Naples où « ce n’est pas la ville qui imite le théâtre, mais l’inverse : le théâtre singe la ville la plus grouillante de caractères et de personnes au kilomètre carré. » Erri De Luca convoque ses parents, son engagement politique, ses aventures de grimpeur, un infarctus qui lui donne l’occasion d’évoquer son expérience de la mort imminente  : « Quand mon cœur s’est arrêté sur le brancard des urgences, j’ai senti le noir, ce n’était pas une couleur mais une densité. J’étais comme une goutte dans de l’encre. »

Mais l’autobiographie n’est pas le sujet du livre, texte d’une très grande richesse. Il s’agit pour Erri De Luca d’éprouver l’existence de l’écrivain : « De nous deux, c’est toi qui a le plus de consistance. Tu n’es pas un accident littéraire, ce soir tu existes, tes coudes son plus larges que les miens sur cette table. ». Ainsi s’adresse l’écrivain au fils imaginé qui fait de lui un père imaginaire.  Réponse à  : « Tu n’es pas un père, tu es un récit » lancé par le fils à la page précédente. Si l’on en doutait encore, dans “Le Tour de l’oie”, Erri De Luca confirme qu’il est bien l’écrivain de l’existence, parfois de l’existentialisme. Prévalence du personnage sur l’auteur – si on peut « jou[er] à celui qui existe le moins de nous deux », « si tous les deux nous nous réduisons à un écrivain et à un personnage, ton existence est plus avérée que la mienne. » – c’est le fils qui a le dernier mot.

Tout comme le fils « prolonge » le père, le lecteur « prolonge » l’écrivain. En ce sens, Erri De Luca rejoint la théorie d’un autre écrivain italien, Umberto Ecco et son Lector in Fabula : « Celui qui lit ou qui écoute n’est pas un récipient vide à remplir, mais un multiplicateur de ce qu’il reçoit. Il ajoute ses propres images, souvenirs, objections. » Le véritable fils, c’est le lecteur. Engendré par le texte, le lecteur entérine la disparition de l’auteur. Quelle autorité quand « chaque livre se prête à la variante de celui qui le lit » ? Tout lecteur d’Erri De Luca serait son enfant ? Peut-on rêver meilleur père spirituel ? Sa langue, son éloquence, son sens plastique de la poésie, la force de son engagement, tout nous charme et nous fortifie. On doit, pour terminer, saluer l’admirable travail de Danièle Valin, LA traductrice d’Erri De Luca (une trentaine d’ouvrages à son actif). Elle fait exister le texte en français, au-delà du possible. 

 Erri De Luca, Le Tour de l’oie, Traduit de l’italien par Danièle Valin, Éditions Gallimard, février 2019, 176 pages, 16€

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