
“La dissociation” ou l’art de distinguer une plume bien affûtée
Premier roman de la philosophe Nadia Yala Kisukidi, La dissociation propose une critique acerbe et poétique de notre société.
À l’âge de 10 ans, l’héroïne de Nadia Yala Kisukidi cesse de grandir. Sa grand-mère a beau s’informer, l’exposer au regard de mille savants, lui faire engloutir des breuvages par centaines, rien n’y fait. Le mystère de la naine noire reste entier. Un drame ? Pas vraiment quand on dispose comme elle du pouvoir de la dissociation. Et même, une bénédiction, pour nous lecteurs de ce premier roman.
Celui-ci nous secoue comme un coup de bêche. À la manière des Idées qui jaillissent de la tête de notre héroïne et qu’elle consigne scrupuleusement dans son Manuel. N’en déplaise à Platon, mais “avoir une Idée, c’est tracer un territoire. Un lieu, où les rêves ne manquent jamais. Il n’y a pas de pays aride. La moisson croît sous le soleil. Il faut être éleveur, paysan, avant d’être architecte. Le labour précède la construction des bâtiments. Les Idées poussent à même le sol.” Et même parfois dans les cités, parmi les exclus de la société.
À mi-chemin du conte et de la satire, empruntant autant au réalisme magique qu’à la fable contemporaine, Nadia Yala Kisukidi nous invite non pas à sortir de la Caverne mais à plonger aux pieds du monde, dans les trous de la mémoire. Ramassée, presque sèche, son écriture enfile les phrases courtes comme d’autres enchaînent les points de couture. Sans trop y réfléchir mais consciente de l’ouvrage en devenir. De la débine à la débrouille, il n’y a qu’un pas. Aussi large, aussi étroit, que celui qui sépare la lutte de la révolution. Preuve s’il en fallait encore une “qu’au bord du monde, il y a la réplique”.
Nadia Yala Kisukidi, La dissociation, Paris, Seuil, sortie le 19 août 2022, 352 p. 19 euros.
Visuel : couverture du livre