Essais
« Schneider, Adjani, Delon et les autres » de Jérôme d’Estais : Splendeur des acteurs et actrices

« Schneider, Adjani, Delon et les autres » de Jérôme d’Estais : Splendeur des acteurs et actrices

05 September 2022 | PAR Julien Coquet

En cinquante portraits, Jérôme d’Estais dresse le tableau des plus grandes figures, masculines comme féminines, du cinéma français. Instructif, extrêmement bien écrit et passionnant.

Dans la critique cinématographique, on a trop souvent mis en avant le metteur en scène, au détriment du comédien. Selon la fameuse « politique de l’auteur » développée par Les Cahiers du cinéma, c’est bien le réalisateur qui serait maître du film, et non les comédiens, le scénariste, le chef-opérateur, etc. Jérôme d’Estais, dès l’introduction de Schneider, Adjani, Delon et les autres. Cinquante éclats de cinéma souhaite revenir sur ce postulat en choisissant un rôle marquant pour cinquante comédiens et comédiennes français.

Certains choix coulent de source et on ne sera pas surpris de voir l’auteur sélectionner Jacques Dutronc dans le Van Gogh de Pialat, Anémone pour Le Grand Chemin ou encore Brigitte Bardot pour La Vérité. Mais d’autres choix se révèlent plus surprenants et tout aussi stimulants. C’est ainsi Depardieu que l’on met en avant dans La Lune dans le caniveau (plutôt que Les Valseuses, Cyrano de Bergerac…), Karin Viard dans Les Victimes, Yves Montand dans Tout va bien

Jérôme d’Estais a choisi des rôles et des films où il se passe quelque chose, « un point de basculement dans leur carrière ». Ce sont alors des films qui révèlent un acteur au grand public, où alors des conflits qui vont éclater sur le tournage entre le réalisateur et l’acteur. Sans grande surprise, on se rend compte que de nombreux réalisateurs sont abusifs (« managers toxiques » si l’on évoluait dans un environnement de travail plus classique) : Henri-Georges Clouzot avec Bardot sur le tournage de La Vérité, Pialat, Melville, Grandperret avec Karin Viard sur le tournage de Les Victimes. Selon leur conception de l’art, le comédien ou la comédienne doit être au service de leur vision, de leur film. Ils n’en sont que les passeurs.

Mais, et heureusement, beaucoup d’acteurs se révèlent très satisfaits de leur collaboration : ils apprennent à jouer. Tel Luchini qui, après avoir fait part de ses réserves à travailler avec Bruno Dumont durant les premiers jours de tournage de Ma Loute, s’exclame dans son Journal à la fin du tournage : « C’est surtout Bruno Dumont le seul responsable de cette métamorphose, c’est lui qui a composé à travers moi ». Ou alors Melvil Poupaud qui déclare que c’est sur le tournage de La Fille de 15 ans de Doillon qu’il a « vraiment compris ce que jouer la comédie signifiait ».

La richesse de ces portraits tient à une superbe langue, aux longues phrases. Si certaines références sont parfois obscures pour celui qui ne connaît pas son cinéma français sur le bout des doigts, Jérôme d’Estais a le chic pour faire ressortir des anecdotes, effectuer des comparaisons. S’appuyant sur un matériau riche (interviews, autobiographiques, témoignages…), l’auteur fait ressortir toute la complexité du métier d’acteur. On sent également que Jérôme d’Estais a ses préférences, revenant souvent aux films de Carax (il a écrit chez Marest La Petite géographie réinventée de Leos Carax), Melville, Godard ou encore Blier.

L’auteur livre également une réflexion sur la place de l’actrice au sein du cinéma français, qui n’a longtemps pu être que la Maman ou la Putain : « passage quasi-obligatoire souvent promis au couronnement, le rôle de la prostituée est presque une figure de style, adaptée à l’époque, à l’image de la comédienne alors installée dans la rue, la maison close ou l’appartement plus ou moins chic ». De quoi rendre hommage à tous ces actrices que l’on a malmenées sur les tournages, et de commencer le titre du livre par l’actrice principale de Le Dernier Tango à Paris.

Extrait « Fernandel et L’Auberge rouge (1951) » :
« Comme à son habitude, Fernandel tente de prendre le pouvoir sur un tournage qui le dépasse, persuadé d’être (et bien décidé à le demeurer) le centre névralgique d’un film, qui n’est, parmi les six autres qu’il tourne la même année, pour lui qu’une comédie de plus. Cabot narcissique, comique troupier devenu acteur de music-hall rodé, habitué à s’étudier sous toutes les coutures, quitte, des années avant les comiques du Splendid (qui tourneront d’ailleurs un désastreux remake du film) et leurs descendants, à se mettre lui-même en scène (Adhémar ou le jouet de la fatalité), il exige ainsi ce lot de gros plans qui fera sa légende (racontée avec plus ou moins de distance et d’humour par tous ceux qui eurent, de Bourvil à Jeanne Moreau, à partager l’écran avec lui), en lieu et place du récit. »

Schneider, Adjani, Delon et les autres. Cinquante éclats de cinéma, Jérôme d’Estais, Marest éditeur, 240 pages, 19 €

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