Essais
Édifier les légitimités, un itinéraire intellectuel de Barthes

Édifier les légitimités, un itinéraire intellectuel de Barthes

13 May 2015 | PAR Franck Jacquet

Tiphaine Samoyault livre une imposante biographie de Roland Barthes, travail très documenté et construit sur l’un des animateurs de l’aventure de la pensée française du second vingtième siècle sur laquelle on ne cesse de revenir ces derniers temps (biographie de Castoriadis, histoire du structuralisme…) alors que vient de décéder François Maspero. Le propos s’attache à restituer les recherches du sémiologue et de les relier à son parcours individuel, par une histoire intellectuelle finalement assez classique.

La recherche des légitimités

Barthes participe assez paradoxalement à la sphère intellectuelle et universitaire française du beau siècle des sciences sociales. En effet, le jeune pupille de la nation élevé entre Bayonne, le Nord et Paris, faisant souche en cette première ville, a cherché à s’intégrer à la sphère intellectuelle de l’après-guerre et des années 1960 à 1970 sans réelle relâche. On connaît sa frustration de n’être pas passé par cette rue d’Ulm, parcours rêvé, ce carcan qui justement l’aurait sans doute empêché de créer son propre magistère. Car « R.B » comme il signe une partie de son Œuvre, est en réalité un produit hybride de cette sphère intellectuelle. Il se construit par des institutions on ne peut plus classiques, dont les beaux lycées parisiens et participe durant ses études plutôt classiques à la Sorbonne au groupe des Théophiliens (Groupe de théâtre antique de la Sorbonne) et rejoue, restitue et travaille déjà sur la langue d’Euripide, Sophocle ou Plaute… Pourtant il n’a pas les marottes les plus prisées du monde universitaire. Ses travaux de thèse, alternant Michelet ou la mode comme objets alternent donc entre prise de risque et sécurité. De même, il se forme et vit dans une sphère intellectuelle en s’approchant de figures instituées comme Gide ou Sartre, si dominants dans l’entre-deux-guerres pour l’un, après la Seconde pour l’autre, mais échange aussi assez tôt avec un Foucault à la fois on ne peut plus légitime au Collège de France et pourtant iconoclaste par ses prises de position. Il approche le structuralisme mais ne s’y accroche jamais réellement, François Dosse le notait déjà… Ce paradigme influence tout de même ses premières formulations de système sémiologique : les piliers sont les connotations, la ligne formalisme / évolutions, le trépied signe-signifiant-signifié. C’est donc entre des polarités bien éloignées apparemment et constituant pourtant l’écosystème de cette vie intellectuelle française que Barthes émerge peu à peu comme une figure de ce monde, surtout dans les années 1960. En s’appuyant sur ses amitiés successives et, si l’on suit la biographie sans calculs systématiques aucuns, il gravit et construit son propre cursus honorum : enseignement en province, postes de bibliothécaire ou plus largement culturels dans les milieux du Ministère des Affaires Etrangères, en expatrié (Egypte, Roumanie…), séminaires dans les établissements les plus prestigieux et enfin, le Collège de France, où l’élection n’est pas aisée mais où sa chaire s’impose bien rapidement. A cette époque bénie où les sciences sociales rayonnaient, il a donc pu créer des chemins de traverse (en partie seulement) pour s’établir au même titre que ses collègues – concurrents.

Ce que suggère en négatif tout de même la biographie est qu’il n’a jamais été un intellectuel dans la dimension prise de parole publique du terme. Malade pendant son enfance, il était en sanatorium pendant la majeure partie de la guerre et n’a pu être mobilisable. Homosexuel, il n’a jamais été le militant Foucault dissertant de sexualité personnelle comme civilisationnelle… Politiquement même, il a pu avoir été influencé par le marxisme mais n’a jamais été un compagnon de route, il a été en Chine mais n’a pas été un maoïste de l’effervescence des années 1970 et n’a pas été le moins du monde tiers-mondiste… L’auteur rappelle bien en effet qu’il est un « classique » parmi les modernes et qu’il ne cherche pas nécessairement les ruptures mais plutôt les systèmes d’explication dans la restitution. Une autre explication, plus psychologisante, sous-jacente dans la biographie, fait de sa quête de magistère un choix primant sur le souhait d’influer sur l’espace et l’opinion du public de son époque. Le statut de ses ouvrages, à la fois « universitaires » mais dépassant ce champ, entretient une ambiguïté, même s’il faut toujours rappeler le possible de la transmission des débats intellectuels dans le débat public dans la France d’alors.

Concrètement, il aura su dégager et structurer la sémiologie, il aura tracé une autre voie sur l’étude des mots que celle portée par Saussure, il aura édifié une écriture au croisement de la réflexion et du roman parce que travaillant sur l’objet roman et écriture fictionnelle. Il aura contribué à faire entrer la mode dans le champ des objets des sciences sociales, développé des méthodes d’analyse des textes et fait émerger une nouvelle réflexion sur la photographie, bien après et bien différemment de ce que pu écrire Walter Benjamin.

Le monde englouti des sciences sociales françaises ?

En effet, la biographie de Tiphaine Samoyault rappelle une césure entre moderne et antimoderne ou a-moderne qui traverse les champs, objets et démarches de la pensée française contemporaine. Et encore une fois, Barthes est à situer sur des positions ambiguës, sur des lignes de fracture plutôt que dans un « camp » précis. Antoine Compagnon dans sa magistrale somme sur les antimodernes l’y comptait. Effectivement, il écrit très jeune « oui, je suis du XIXe siècle » ; il fait ses armes réflexives sur les rythmes musicaux (Schubert, Bach, Poulenc…). Par cette biographie, on s’aperçoit que cette classification n’est pas si aisée, peut-être parce qu’il peut toujours en tant qu’outsider, se protéger de tout qualificatif. Il est présenté comme étant terriblement mal à l’aise face aux polémiques et aux invectives, aux querelles de clans autour de telle ou telle élection… Au fond, c’est un refus du rapport de force qui semble présider à ses choix, pour certains une faiblesse. Il n’en reste pas moins que ce rapport à la modernité, au moment même où les théories sur le postmoderne foisonnent, est terriblement représentatif du personnage.
D’un autre point de vue, ces « non alignements » restitués dans plusieurs chapitres sont l’occasion de rappeler les champs de forces universitaires français d’alors.

Les rencontres de Barthes sont rarement stériles. Si ses plus anciens amis, notamment Rebeyrol, ne sont pas ceux qui le font le plus avancer dans ses méthodes et analyses, il fréquente en tant qu’étoile montante puis installée les milieux, les lieux de sociabilité du monde universitaire, de la rive gauche jusqu’à Cérisy où il organise l’année 1977 de sa consécration un colloque sur ses domaines, avec plusieurs de ses proches (tous ne peuvent s’y rendre, notamment Philippe Sollers). A ce titre, l’éditeur Jean Cayrol est une personnalité importante du monde de l’édition, au Seuil, qu’il commence à fréquenter au moment où il se rapproche d’esprits et, surtout, au début des années 1950, propose le Degré zéro de l’écriture. Finalement, LA rencontre ratée semble celle avec Lévi-Strauss… Mais cette année est aussi celle de la mort de sa mère, posée comme centrale dans le propos de Tiphaine de Samoyault. Cette dernière ne fait pas pour autant de cet événement une interprétation psychologisante sur la fin de la vie de R.B. Il ne se laisse pas mourir à partir de cette date ; au contraire, il réfléchit toujours sur l’écriture romanesque, débutée il y a longtemps, et travaille sur la photographie.

La biographie de Tiphaine Samoyault, avec quelques longueurs il faut l’admettre, réussit donc à restituer, à l’aide de l’abondance des sources, des lectures et références, la complexité de la vie et de la pensée de cet animateur de la sphère intellectuelle française du siècle. Malgré quelques surinterprétations psychologisantes, l’ensemble de la somme est remarquable de précision et met à disposition un outil de référence précieux.

Informations :
TITRE Roland Barthes
Auteur Tiphaine SAMOYAULT
Editeur Seuil biographie
Date de parution Janvier 2015
Pages 716 p
ISBN 9-782021-010206

TARIF – 28 euros

« One Piece, l’épisode de Chopper » : à la rencontre du médecin de bord !
“One Piece, Blue Deep” : A l’abordage des 320 fiches personnages !
Avatar photo
Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration