Essais
Donnez-vous ? Le don à l’épreuve de l’entreprise

Donnez-vous ? Le don à l’épreuve de l’entreprise

05 December 2014 | PAR Franck Jacquet

Insuffler du contenu au management, discipline qui n’est qu’assemblage de techniques. Là réside toute la difficulté des essais consacrés à la mise en perspective des phénomènes de l’entreprise et de sa vie. Le pari, même pour les plus reconnus, est rarement réussi. Dans La révolution du don, le management repensé, le verre n’est qu’à moitié plein malgré tout le magistère d’Alain Caillé, sociologue de renom leader du MAUSS et Jean-Edouard Grésy.

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don 2Le don et l’entreprise, antithétiques ?
L’ouvrage cherche à revenir sur une prénotion bien ancrée, l’idée selon laquelle le phénomène du don et le monde de l’entreprise contemporaine seraient profondément opposés. Ils relèveraient de logiques différentes. L’utilitarisme en serait la ligne de partage insurmontable. Tout l’objet de la démonstration est donc de comprendre combien le don peut être intégré à la logique de l’entreprise et mieux, du management, c’est-à-dire de la conduite d’une organisation et de ses acteurs.
Cela apparaît comme une gageure. Alain Caillé, sociologue du MAUSS (Mouvement antiutilitariste dans les sciences sociales ; revue de renom), universitaire reconnu et multi-capé se lance donc avec l’anthropologue Jean-Edouard Grésy pour relever ce défi. La démarche se fait en trois temps : tout d’abord, les auteurs rappellent ce qu’ils entendent par la théorie du don avant de voir comment il peut être appliqué théoriquement puis sur le plan pratique dans les entreprises et organisations de type similaire. Une importante partie préliminaire cherche donc à faire une « mise à niveau » pour que tous comprennent d’où vient ce don, comment il a été étudié, appliqué et comment il a pu innerver la sociologie. Ainsi le don vient de Mauss, disciple et membre de la famille du père fondateur de la sociologie française, Emile Durkheim. L’argument d’autorité, si présent dans les écrits de Caillé, affleure toujours : si le don est là depuis la naissance de la sociologie, c’est bien qu’il est incontournable. L’appui de l’anthropologue et des enquêtes dans les mondes mélanésiens ou extra-occidentaux doit rappeler, de même, l’antériorité de ces formes de solidarités sur l’utilitarisme triomphant en Occident depuis le XVIIe siècle, la querelle sur la naissance des idées et l’émergence des idéologies industrielles ou encore le désencastrement du religieux. Pour certains, ces arguments d’autorité-antériorité paraîtront courts… Quoiqu’il en soit cette partie n’est qu’un préalable. Pour aller au fond d’une démonstration si riche, on ne pourra que renvoyer aux ouvrages majeurs d’Alain Caillé, dont Théorie anti utilitariste de l’action, récemment réédité. La suite est consacrée à la description de ce que peut (doit) être le don dans l’entreprise, comment il peut s’inscrire dans les logiques, les solidarités, les canaux et réseaux de notre monde.
Pour autant, peut-on aussi aisément partir de l’idée selon laquelle toute forme de don est décriée, critiquée dans nos sociétés et surtout dans nos entreprises ? Les formes d’échange (don – contre don et potlatch) qu’il suscite n’existeraient pas dans les entreprises, sinon à l’état résiduel et elles ne seraient interprétées que comme des signes de faiblesse voire d’incompétence. Certes, la sociologie et la théorie des organisations n’ont pas été prolixes quand il s’est agi d’intégrer le phénomène du don. On ne le niera pas. Mais ne peut-on pas considérer qu’il fut totalement absent des grandes synthèses ou des grandes œuvres telles celles de Mintzberg… Lorsque les formes d’organisation ou leur fonctionnement sont étudiés, même indirectement le don est pris en compte, même nommé autrement ou par certains de ses aspects et sans le confondre avec la négociation (il est ainsi décelable à travers la notion d’ajustement réciproque, les mécanismes de coopération…). On se dit que le propos aurait donc pu faire mouche plus rapidement s’il avait été articulé sur quelques-uns de ces travaux qui intégraient déjà leur objet ou l’un de ses aspects…

Petit manuel comportemental et managérial ?
L’essentiel de l’ouvrage se présente cependant, sous une forme très simple et pédagogique, comme un petit manuel pour comprendre comment le don peut s’intégrer dans les organisations et quels sont ses ressorts. Le tout est didactique, simple et peu jargonnant, ce qui énerve franchement dans certains ouvrages de management qui cherchent sans doute par-là à cacher l’absence de fond… Ce n’est heureusement pas le cas ici.
On peut de ce fait facilement s’approprier la description de ce que peut être une relation de donnant-donnant (don – contre-don), en relevant sur le chemin les idéaux-types observés d’acteurs ou de comportements à exclure ou à retenir vis-à-vis de notre objet. On s’amuse d’ailleurs à relever ces types et ces classements, toujours artificiels mais utiles lorsqu’il s’agit de vouloir agir et donc, décider d’une stratégie ou d’une autre, ce qui ne manquera pas de toucher le public cible de la démonstration, les étudiants d’écoles de commerce ou les jeunes dirigeants à la recherche de méthodes pour créer du consentement, de la cohésion dans leur structure. On peut nuancer la portée de la démonstration en ce que les cas et exemples mis en avant correspondent bien aux entreprises de notre temps, majoritairement tertiaires et aux processus assez dématérialisés. En effet, les petit encarts parsemés sont autant d’études de cas presque ironiques (toujours une manière de démontrer en science sociale, avec du recul), permettant d’identifier une bonne pratique ou une mauvaise pratique. Ainsi le « Tyrannodon rex » est un type idéal d’agent de l’entreprise qui refuse particulièrement la coopération par le don et peut par-là risquer jusqu’à l’équilibre de l’organisation. A côté, « l’harpadon » est celui qui reste chiche de ses dons et dénature l’échange que celui-ci devrait induire… La palette de classification amuse et, comme dans tout ouvrage de management, peut sembler simpliste, associant des données objectives à des données comportementales ou psychologiques générales. Mais on se trouve ici dans l’exercice de style du genre, et dans les études de cas tant prisés par l’enseignement des écoles de commerce, ces catégories sont toujours utiles pour les diagnostics et la préparation de l’action.
La dernière partie de l’ouvrage démine avec un certain succès les critiques qui pourraient être portées sur cette intégration du don à la logique de fonctionnement des entreprises. Elle affine aussi l’analyse et ce en s’appuyant sur plusieurs analyses de cas et aboutit au type idéal de manager que les deux auteurs appellent de leurs vœux : le manager maussquetaire. Là aussi, elle sera un miel de tout apprenti cadre dirigeant, même si bien évidemment, toute réalité se doit d’être adaptation et rabotage des bonnes pratiques édictées dans un tel manuel.

La révolution du don laisse donc une impression contrastée. Si les auteurs adoptent un ton et une démarche très pédagogiques, claires et didactiques, ils n’en perdent pas moins en capacité de conviction en ce qu’ils ne prennent pas de hauteur de vue à partir de ce choix. Dès lors l’ouvrage, qui aurait pu compter parmi les titres importants de remise en cause de la théorie des organisations ou sur le rôle d’un agent dirigeant dans une structure, reste prisonnier des études de cas et des classifications assez sèches qu’emploient les grandes écoles pour former les futurs cadres dirigeants. Cela ne peut donc qu’obérer pour partie la portée de la démonstration sur une question si centrale aujourd’hui : comment diriger, partager et créer de la solidarité au sein d’organisations dématérialisées, en évolution rapide et où toute crise de légitimité se répand plus rapidement qu’auparavant ?

Alain CAILLE, Jean-Edouard GRESY, La révolution du don ; le management repensé, Seuil, 250 p., 19 euros. Sortie septembre 2014.
visuel : couverture du livre

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

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