[Interview] Jean-Charles Fitoussi : un château malicieux dans la Cinémathèque
Grâce à une rétrospective « essentielle » qui se déroule cette semaine à la Cinémathèque française, tous les films de Jean-Charles Fitoussi, qui forment une continuité et se répondent, sont visibles. Quelques éléments de connaissance sur cette œuvre avant de pénétrer le « château ». Même si la connaissance ne pourra se révéler qu’incomplète, que les films obéissent à des règles différentes, et que le hasard guette, insaisissable et malicieux…Oui, chez Jean-Charles Fitoussi, on rigole.
Pourquoi cet attachement aux « fantômes intérieurs » dans vos films ? Et sur quoi insistez-vous pour les matérialiser, en termes cinématographiques ?
Jean-Charles Fitoussi : Chaque film ayant ses règles, cette question vaut essentiellement pour Je ne suis pas morte. Le film tout entier est la perception de cette mère plongée dans le coma que nous découvrons au début. On entend sa voix, qui commente occasionnellement ce qu’il y a à l’image. C’est donc elle qui a accès, de façon très simple, à l’intériorité des personnages auxquels elle s’intéresse, par exemple Frédéric (Frédéric Bonpart). Le « fantôme intérieur » de celui-ci, ou plus exactement le souvenir de sa femme, interagit avec lui. Et l’espace dans lequel arrive ce souvenir est aussi l’espace dans lequel évoluent les autres personnages, qui eux ne le perçoivent pas. Trois points de vue se mêlent. La beauté du cinéma, c’est à la fois de rendre perceptible la réalité qu’on a sous les yeux, et en même temps de rendre presque palpable cette réalité imaginaire de personnages individuels. Par contre, le souvenir est matérialisé de la seule manière possible au cinéma : grâce à l’acteur qui l’incarne. Un des films de fantôme que j’adore est L’Aventure de Madame Muir [Joseph Leo Mankiewicz, 1947] : Rex Harrison, qui joue un revenant, est là en chair et en os, sans plus d’effet.
Lors de vos tournages, vous avancez sans forcément savoir dans quelle direction ira le récit au final. A quel moment décidez-vous qu’un film est terminé ?
Jean-Charles Fitoussi : J’ai remarqué que dans plusieurs de mes films, il y a des fausses fins : à un moment se présente une « fin » qui paraîtrait logique au spectateur, mais en fait le film continue. Je suggère qu’il constitue un morceau de temps. J’aime à m’imaginer qu’il ne se termine pas. Comme la réalité et le monde : il y a beaucoup de gens qui espèrent la fin du monde, mais ce qui est très frappant c’est qu’après toutes les fins du monde prédites, plus certaines les unes que les autres, le monde continue. De même, il y a des sortes de prologues au début de mes films. Peut-être que c’est lié aussi à des expériences assez plaisantes, qui n’existent plus aujourd’hui, du temps de mon enfance, quand existait le cinéma permanent. On pouvait entrer au milieu d’un film, et assister à la séance suivante : il y avait toujours une image en mouvement.
Dans certaines de vos œuvres, Les Jours où je n’existe pas notamment, la diction de vos acteurs est très marquée.
Jean-Charles Fitoussi : Là encore, c’est une spécificité qui ne concerne que Les Jours où je n’existe pas. Comme il s’agit d’une histoire racontée à un enfant, qu’on voit dans le prologue, le domaine de l’irréel se manifeste par une présence étrange qu’ont les acteurs, une manière de ne pas être dans leur corps. De plus, je voulais faire en sorte que les personnages ne pensent pas, que les mots sortent de leur bouche par eux-mêmes, sans aucune psychologie. Le contraste entre Antoine, très anxieux du fait de son « manque d’existence », et Clémentine, qui reste dans une espèce de calme, de plénitude, pouvait être suggéré par cette façon de dire le texte, un peu en dehors des conventions du cinéma des années 2000. Ce faisant, il était peut-être possible d’atteindre une autre vérité, plus intérieure. Dans d’autres films, le conte est moins présent, la réalité prise telle quelle. De ce fait, elle apparaît, comme vous l’avez dit, « saugrenue », drôle, mais en même temps, avec un fort aspect tragique.
Vous vous êtes formé en tant qu’architecte. Comment avez-vous eu cette envie de réaliser des films ?
Jean-Charles Fitoussi : J’ai deux… (silence) le mot « passions » n’est pas bon, une passion c’est quelque chose de très négatif, mais disons deux amours, ou plutôt deux choses pour lesquelles je suis un peu fait : réaliser des films, et pratiquer l’architecture. L’architecture, je la pratique de façon beaucoup plus épisodique maintenant. Elle a constitué pour moi une sensibilisation à l’espace et à la lumière. Cette sensibilité à l’espace n’est pas innée, son appréhension est quelque chose qui n’est pas compris vraiment dans l’enseignement général. D’ailleurs, les écoles d’architecture ont souvent tendance à flatter le côté artiste, plus que le côté serviteur de l’espace. Et la joie d’occuper ce dernier.
Vous avez dirigé, en tant qu’acteurs, des réalisateurs comme Serge Bozon ou Yves Caumon, est-ce que vous vous identifiez à cette génération de réalisateurs qui s’attachent notamment au conte et à la distanciation ?
Jean-Charles Fitoussi : Je suis ami avec Serge Bozon, qui a à peu près mon âge, nous avons fait de la critique ensemble à La Lettre du cinéma, et j’admire son travail de cinéaste. Je connais moins bien Yves Caumon, qui est plus âgé. Il est plus proche d’Alain Guiraudie et de Jean-Paul Civeyrac. Ces cinéastes ont fait des films avant nous. Je trouve que c’est un moment intéressant et très beau dans le cinéma français, qui vient après une période de carence, un peu. Dans les années 80-90, les œuvres françaises les plus belles étaient un peu secrètes. Cela dit, les films de Jean-Paul Civeyrac ou d’Yves Caumon restent aussi un peu secrets. Mais avec Serge Bozon, Axelle Ropert, Pierre Léon…nous ne formons pas un groupe, non. Nous avons fait de la critique ensemble, dans le temps, en nous attachant à discerner, à apporter une perception au public. Maintenant chacun opère de son côté.
L’adjectif « loufoque » peut-il être, parmi d’autres, un qualificatif juste, selon vous, pour votre cinéma, qui sait très bien fait rire ?
Jean-Charles Fitoussi : Je suis animé par une envie de faire des films réjouissants. Je trouve la réalité très saugrenue. J’essaye de la restituer telle que je la perçois. Complètement loufoque. Et drôle. Le cinéma m’apparaît comme un outil de perception de la réalité, donc un outil de connaissance de la réalité. Mais pas une connaissance nécessairement intellectuelle, une connaissance sensible.
Qu’attendez-vous de cette rétrospective que vous consacre la Cinémathèque ? D’une part, pour vos films déjà faits, et d’autre part, pour vos projets en cours ?
Jean-Charles Fitoussi : Pour moi, elle est extrêmement importante. Déjà c’est un immense honneur, mais de plus, mes films sont très peu vus, car ils ne rentrent pas tout à fait dans les « rails du commerce ». Être dans ce lieu qui d’abord m’a formé –le plus beau lieu pour montrer les films- et avoir une occasion unique de les montrer tous, c’est cela qui m’importe. Les montrer tous, car ils se répondent les uns aux autres. Là il y a vraiment des plaisirs assez rares, de l’ordre des résonances : on peut voir évoluer ou vieillir les personnages de film en film. Cela ne peut se faire qu’avec une rétrospective. Et elle vient au moment où j’ai achevé le « rez-de-jardin » du château [l’œuvre cinématographique complète de Jean-Charles Fitoussi s’intitule « le Château de hasard »], le premier cycle, composé de douze films, douze « pièces », et attaqué « le premier étage » : c’est l’occasion de revenir, du coup, au début, et de redécouvrir chaque pièce. Pour moi comme pour le public.
Propos recueillis par Geoffrey Nabavian.
Visuel: L’Enclos du temps, de Jean-Charles Fitoussi, 2013 © Jean-Charles Fitoussi