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[Interview] Harry Bos, autour du Cycle Chili, cinéma obstiné : « Depuis l’automne 2019, les Chiliens luttent pour un changement profond »

[Interview] Harry Bos, autour du Cycle Chili, cinéma obstiné : « Depuis l’automne 2019, les Chiliens luttent pour un changement profond »

15 October 2020 | PAR Geoffrey Nabavian

Jusqu’au 18 décembre, la Cinémathèque du documentaire déroule, à Paris, une rétrospective consacrée aux films documentaires chiliens, couvrant plus d’un demi-siècle d’événements. Harry Bos, qui a composé cette sélection, décrit les enjeux et l’importance de ce cycle Chili, Cinéma obstiné, à l’heure où la population du pays manifeste malgré répression et virus, pour, entre autres, un changement effectif de la Constitution actuelle, adoptée sous Pinochet, à l’occasion d’un référendum prévu en ce mois.

La génération émergente de documentaristes chiliens empoigne-t-elle toujours l’état de son pays en allant filmer ses espaces désertiques, ses montagnes, ses mers, et ses villes et leurs transformations ?
Harry Bos : Le paysage naturel joue un rôle important dans la vie des Chiliens. Les montagnes, par exemple, sont omniprésentes à l’horizon, dans le pays. Du même coup, pas mal de cinéastes utilisent le plan fixe principalement, afin que la montagne, élément constitutif du pays, soit immédiatement là à l’image en arrière-plan. Quand on regarde le film d’ouverture du cycle, Le Voyage dans l’espace de Carlos Araya Diaz, qui date de 2019, on voit le réalisateur s’intéresser à ces espaces, et aux fonctions – y compris symboliques – que les arrêts de bus occupent en leur sein. A la manière dont ces stations, destinées à accueillir les voyageurs, sont amenées à refléter quelque chose de la très grande crise sociale vécue par le Chili actuellement.

On peut penser qu’il y aura encore beaucoup de documentaires consacrés aux morts de la dictature, et au passage forcé d’Allende à Pinochet. De quelles manières la génération émergente de documentaristes traite-t-elle ces thèmes actuellement ?
Harry Bos : Quand on voit par exemple Les Croix, qui date de 2018, on se trouve confronté à un des rares cas où les tortionnaires, quarante ans après, ont avoué leurs crimes. De tels cas mis à part, le silence est présent dans beaucoup de films documentaires, il y a une chape de plomb sur cette période, et celle qui la précède. Il difficile d’obtenir des paroles. Même dans Allende mon grand-père (2015), on observe une sorte de silence. Cela reste très difficile de faire parler les gens. La petite fille d’Allende, Marcia, confie à l’image que sa famille a longtemps choisi de se taire pour pouvoir continuer à vivre. Il y a du même coup, pour commencer, des problèmes liés à la connaissance de ces faits, tout d’abord. En 1997, lorsque Patricio Guzman réalise Chili, la Mémoire obstinée, il constate avec effroi que la plupart de ses concitoyens ne connaissent pas ce qu’il raconte dans La Bataille du Chili, l’un de ses précédents documentaires, monté entre 1975 et 1979 et donnant à voir le travail mené par Allende, avant sa mort lors du coup d’Etat du 11 septembre 1973. Autre exemple du même type, tout récent lui : Chili, je n’invoque pas ton nom en vain (1983) est un film qui parle des manifestations produites en l’année de son tournage, alors que le Chili était tombé en grande récession économique. Je l’ai vu à Santiago dernièrement, les jeunes spectateurs présents lors de la projection se sont reconnus, et ont dit qu’ils voulaient agir de même, mais ils ne connaissaient pas cette part de l’histoire de leur pays. Lorsqu’on organise une rétrospective de documentaires chiliens en France, il y a donc une double tâche : donner à voir aux français cette histoire, et également montrer ce que les chiliens ne connaissent pas forcément.

Des films comme Como me da la gana (1985), Chili, je n’invoque pas ton nom en vain (1983) et surtout No olvidar (1979), ont-ils été menacés de destruction, à l’époque de leur réalisation ?
Harry Bos : No olvidar est un cas très particulier. C’est un film clandestin, réalisé par Ignacio Agüero, mais sous pseudonyme. Car en fait, ce film de 32 minutes constitue, en lui-même, une preuve criminelle, juridiquement correcte. C’était donc un film qui circulait sous le manteau. Patricio Guzman, lui, a dû aller sauver les bobines de son grand documentaire, La Bataille du Chili, et en faire la post-production à Cuba. Quant au film documentaire sur les femmes mapuches allant travailler en ville comme employées de maison, Dolores (1984), il n’en existe plus de masters. Nous sommes obligés de projeter une copie 16mm.

Un documentaire réalisé au Chili est-il forcément politique ?
Harry Bos : Quelque part, il y a toujours une dimension politique, dans les films documentaires réalisés dans ce pays. Dans La Cité perdue (2016), qui se déroule dans la Patagonie peu peuplée, on parle ainsi des conquistadores espagnols. Les réalisateurs sont forcés, de par l’histoire du pays, de parler de politique. Le Chili a été traversé par le colonialisme, la disparition des indigènes, le coup d’Etat, et aujourd’hui, reste la crise économique actuelle… Même un film comme Ultraman, l’Histoire minimaliste d’Erwin Valdebenito (2004) a une dimension politique : en évoquant l’existence d’un chilien qui se prépare de façon intensive pour un marathon de vingt-quatre heures, il parle aussi de la vie dans une grande entreprise au Chili aujourd’hui.

Démesurés et décoiffés (1973) qui date d’avant le coup d’État, décrit une population assez euphorique, sous ses bons et mauvais côtés. Y a-t-il encore aujourd’hui des documentaires à la forme euphorique, tournés au Chili, parfois ?
Harry Bos : Euphoriques, non, mais humoristiques, oui. Fait intéressant, au passage : la première de Démesurés et décoiffés était prévue le 11 septembre 1973, le jour du coup d’Etat… Le film d’ouverture du cycle, Le Voyage dans l’espace (2019), décrit, lui, des situations qui peuvent être problématiques, liées aux arrêts de bus et à leurs fonctions, dans tout le pays, mais avec un humour grinçant, une certaine tendance à l’absurde, qui fait penser à Raoul Ruiz parfois. Dieu (2019), sur la visite du Pape au Chili en janvier 2018, peut être perçu comme très drôle également, très grinçant. Et encore une fois, c’est un film très imprégné de politique.

Ce cycle couvre plus d’un demi-siècle de documentaires et d’histoire, en termes de dates (de tournage, ou d’événements montrés). Quelle a été la marche suivie, pour composer la sélection ?
Harry Bos : L’idée nous est venue avant les événements de l’automne 2019, issus de la contestation sociale. Pas mal de cinéastes chiliens sont en France. En programmant des films de Patricio Guzman ou de Carmen Castillo, par exemple, lors de nos précédents cycles, on a pu voir que les séances en leur présence se révélaient très intenses. Et qu’il y avait beaucoup de chiliens dans les salles, à chaque fois. Pour composer cette sélection, j’ai voyagé au Chili, j’ai consulté les spécialistes. J’ai vu environ 150 films et j’en ai sélectionné 50, pour constituer un récit. J’espère que cette sélection-là est cohérente, et que ses films communiquent bien entre eux.

Dans tous ces documentaires, toute année confondue, est-ce qu’on ne lit pas un rêve de stabilité pour le pays ?
Harry Bos : Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des films montrent un pays en ébullition, déstabilisé. Carmen Castillo, réalisatrice qui a signé en 2007 le film Rue Santa Fe, dit que depuis octobre 2019 il s’est passé quelque chose au Chili, et qu’elle espère un changement profond. Après la fin de la dictature, qui l’avait obligée à s’exiler, elle fait partie de ceux et celles qui ne sont pas retournés vivre au pays, car ils avouaient qu’ils « ne croyaient plus en l’avenir ». C’est en train de changer, selon elle. Aujourd’hui, des élections se préparent au Chili, beaucoup de gens militent pour que la Constitution actuelle, adoptée sous Pinochet et encore en place, soit abolie, et il reste très difficile d’exprimer ses opinions, le gouvernement actuel pratique une reprise en main très dure. Cela participe au sentiment d’incertitude des citoyens, renforcé de surcroît par la crise sanitaire, le pays étant très durement touché. Mais c’est vrai que de mon côté, je constate que tout le monde veut aller au pays actuellement, pour filmer. Patricio Guzman, Carmen Castillo, et d’autres… Il y aura sans doute de magnifiques résultats. Et nous convions des cinéastes au sein de ce cycle pour qu’ils nous montrent ce qui se passe. Si leurs travaux peuvent jouer en faveur du changement, ce serait une bénédiction. En ce mois d’octobre, nous tentons donc d’accompagner ce référendum à venir, notamment via la séance spéciale prévue le 25 octobre – organisée en collaboration avec le festival Cinéma du Réel et Pamela Varela (Cinechilex) – construite autour de courts-métrages et capsules vidéos inédites, tournées ces derniers mois au Chili, avec pour but de proposer un aperçu de l’activité des artistes de l’image dans le pays depuis un an. Avec aussi, au début, une diffusion d’images et photographies réalisées par Chile Today (journal indépendant du Chili).

Propos recueillis par Geoffrey Nabavian.

Organisé par la Cinémathèque du documentaire, le cycle Chili, Cinéma obstiné, se poursuit à Paris jusqu’au 18 décembre.

(On se permettra de recommander également la vision du documentaire La Stratégie du choc, réalisé par Michael Winterbottom et Mat Whitecross d’après le livre de Naomi Klein, qui ouvre d’excellentes  et effrayantes perspectives quant à l’histoire chilienne, notamment). 

Visuel 1 : Le Voyage dans l’espace, 2019 © Carlos Araya Diaz

Visuel 2 : Allende mon grand-père, 2015 © Cine Global

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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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