Entretien avec Miguel Gomes, un cinéaste sans “tabou”
Rencontre avec Miguel Gomes à l’occasion d’un passage en France pour la promotion de son 3ème long-métrage, Tabou, Prix de l’innovation ALFRED BAUER et Prix de la critique internationale FIPRESCI au Festival international du film de Berlin. Autour d’un verre de Chardonnay, le réalisateur portugais, très à l’aise en français, passe son travail au peigne fin avec humour et sans faire d’impasse.
L’histoire : Pilar passe les premières années de sa retraite à essayer d’embellir le monde, et à s’accomoder de la culpabilité des gens, une tâche de plus en plus frustrante de nos jours. Elle est surtout très préoccupée par la solitude de sa voisine Aurora, une octogénaire capricieuse et excentrique qui s’échappe au casino dès qu’elle a de l’argent. Elle parle sans cesse de sa fille qui semble la délaisser, a des “gueules de bois” causées par les antidépresseurs et suspecte sa femme de ménage capverdienne, Santa, de faire du vaudou à son encontre. Avant de mourir, Aurora fera un mystérieux voeu et les deux autres joindront leurs efforts pour l’exaucer. Aurora veut revoir un homme, Gian Luca Ventura, quelqu’un dont personne ne connaissait l’existence jusqu’alors. Pilar et Santa découvriront que cet homme existe bel et bien mais qu’il n’a plus toute sa tête. Ventura a un pacte secret avec Aurora, et une histoire à raconter ; une histoire qui s’est passée il y a cinquante ans, peu avant le début de la guerre de colonisation portugaise. Cette histoire débute ainsi : “Aurora avait une ferme en Afrique au pied du Mont Tabou …”
Une chose interpelle : la récurrence du crocodile. Il apparaît dans le film que regarde Pilar au départ, il fait le lien entre Aurora et Ventura dans la seconde partie et il a la vedette sur l’affiche officielle. Que symbolise-t-il ?
Le film a deux parties très différentes avec des acteurs différents, dans des époques différentes. Le crocodile est un personnage de la seconde partie, mais ce n’est pas un humain : il était acteur sans le savoir. Je pense que les crocodiles ne sont pas très intelligents ; il n’était pas très conscient de ce qu’il était en train de faire. Il y a aussi un crocodile qui entre dans la première partie, c’est celui que Pilar voit au cinéma et qui mange l’explorateur un peu fou qui se jette dans le fleuve. Moi je ne suis pas très intelligent non plus, et quand j’étais en train de faire le film, je n’avais même pas compris qu’est-ce qui m’attirait dans le crocodile. Mais une fois, j’étais en train de répondre à un journaliste à Berlin, et j’ai dit que le crocodile a quelque chose d’un peu primitif, de préhistorique, comme quelque chose qui est arrivé au début des temps : donc peut-être qu’il se souvient de choses que les hommes et les femmes ont déjà oubliées. Ces deux crocodiles sont des témoins des histoires d’amour qui ont commencé, qui se sont finies, des empires qui ont existé et qui sont ensuite tombés par terre. Donc en fait, ici les crocodiles sont la mémoire des hommes, ils ont la capacité de se souvenir des choses que les hommes ont déjà oubliées. Et j’ai compris à ce moment-là que le crocodile avait un rapport avec le temps, avec le temps qui passe. Tous ces crocodiles voient les hommes faire des bêtises, et donc j’ai choisi le crocodile comme …
… comme symbole, parce que finalement c’est un film qui parle du temps qui passe ?
Oui, peut-être un peu. Il y a cette conscience du temps qui passe, et les choses que les hommes et les femmes font. Même si je dois être honnête et te dire que moi j’aime bien les choses par elles-mêmes ; et donc un crocodile, c’est aussi un crocodile. Mais dans ce cas, c’est vrai qu’il y a un rapport avec le temps. Avec la mémoire.
Et pour évoquer cette idée de temps qui passe, les aspects techniques, comme l’utilisation de la pellicule noir et blanc sur tout le film et du format 16 mm (ancêtre du 35 mm) dans la seconde partie, entrent-ils en compte ?
J’ai pensé qu’il n’y avait qu’une seule façon honnête de faire ce film, qui a ce rapport avec la mémoire, qui commence avec des vieilles dames, avec des vies un peu solitaires, très banales, où il n’arrive pas des choses très sexy, où il y a un besoin de fiction, fiction qui arrivera de façon plus débridée, plus sexy dans la deuxième partie, comme un cadeau presque pour ces personnages. On a pensé de toute façon que ce film s’occupe de choses qui ont disparu, ou qui sont en train de disparaître. Il y a une femme qui meurt dans la première partie du film, et ça fait qu’une seconde partie commence sur une société coloniale portugaise, en Afrique, qui a disparu. Et il y a dans cette seconde partie une sorte de volonté, de désir de m’approcher d’une forme de cinéma qui n’existe plus, du cinéma muet …
… mais cette seconde partie n’est pas vraiment muette (avec la voix-off et les bruits d’ambiance).
Non, et je dis toujours que c’est mon film le plus sonore. Mais il y a quand même ce rapport avec le film muet puisqu’on n’entend plus les dialogues dans la deuxième partie. Toutes ces choses ont disparu, mais on peut avoir la mémoire de ces choses. Et donc j’ai trouvé que la seule manière de fabriquer ce film d’une façon honnête de ma part, c’était de le faire en pellicule noir et blanc comme on le faisait au début du cinéma et pendant des années et des années. Je ne voulais pas faire semblant et filmer en digital. Et je voulais utiliser quelque chose qui est aussi en train de disparaître : la pellicule. Et la pellicule en noir et blanc. Ce sont des noirs et blancs un petit peu différents dans les deux parties, esthétiquement. Il y a une sorte de mélancolie, une sorte d’ambiance qui pour moi a un lien avec le noir et blanc. Dans la première partie, je voulais ce monde très sombre, cette ville de Lisbonne dans une version très âgée, hivernale. C’est très triste de filmer ainsi une ville au moment de Noël, de voir les décorations en noir et blanc. J’aimais beaucoup l’idée de filmer Noël en noir et blanc. Et pour la deuxième partie, on m’a déjà demandé par exemple pourquoi filmer l’Afrique, qui est incroyablement colorée, en noir et blanc. Et je réponds toujours qu’il y a aussi Tarzan (cf le film de 1932). Et Tarzan c’est l’Afrique, non ? Et c’est en noir et blanc. Même si ça a été fait dans un studio à Hollywood. Je crois que cette Afrique, elle vient surtout de cette mémoire collective qu’on a. Je n’ai jamais habité là-bas avant de faire le film. Ce n’est pas ma mémoire à moi. C’est notre mémoire à nous qui avons regardé cette fabrication, cette myhtologie créée par le cinéma, surtout le cinéma américain, qui a inventé une Afrique avec Tarzan, avec Out of Africa. Il y a une Afrique du cinéma inventée, que je voulais ré-avoir dans ce film.
Vous parliez des dialogues, les gens ne sont pas habitués à en être privés. Avez-vous voulu la première partie assez lente, contemplative, presque triste, pour préparer le spectateur à ce presque-muet ? Car finalement, il s’étonne de trouver la deuxième partie beaucoup plus dense et mouvementée.
Oui, je crois que le film marche par des oppositions. Il y a beaucoup de dialogues dans la première partie ; Aurora raconte un rêve pendant 4 minutes par exemple. Mais il n’y a pas de dialogues dans la deuxième. Il y a des vieilles personnes dans la première partie, il y a des jeunes dans la deuxième. Il y a de la solitude dans la première partie, et dans la deuxième il y a de la passion, des histoires d’amour, des choses comme ça. Il y a une vie très banale dans la première partie, avec des histoires inscrites dans une très petite échelle, des histoires de voisins, des histoires qui normalement n’intéressent pas beaucoup le cinéma, même si moi je trouve ces personnage émouvants, elles me touchent : une catholique qui veut faire du bien, qui n’a pas vraiment les outils, elle est très naïve à mon avis, mais c’est un plus, un personnage comme ça ; une vieille dame qui va au casino, qui est un peu prisonnière de ses fantômes … Donc je crois que dans la première partie, il y a une sorte de vague sensation de culpabilité, les choses ne vont pas très bien et les gens sont conscients de ça. Et dans la deuxième partie, il y a des personnages qui apparemment sont en train de s’amuser, ils jouent un film américain, ils semblent n’avoir aucune conscience de ce qu’il se passe autour d’eux, ils semblent n’avoir aucune culpabilité. Et donc je me suis dit quand j’ai commencé le film qu’il devrait, pour réussir, commencer par la gueule de bois et terminer par l’ivresse. Mais quand meurt l’ivresse, on a déjà cette sensation de gueule de bois.
Donc la conscience préalable, l’appréhension de cette gueule de bois teinte la seconde partie ?
Oui, et je dirai qu’il y a avant une sorte de désir de fiction : Santa lit Robinson Crusoé, même si c’est pour apprendre à lire ; Pilar va au cinéma ; Aurora fait du théâtre tout le temps, elle est comme une vieille diva, une vieille starlette. Il y a donc ce désir de fiction, qu’on partage j’imagine avec ces personnages. C’est pour ça qu’on va dans les salles de cinéma pour voir des films : parce qu’on ne s’intéresse pas seulement aux choses de la réalité, mais aussi à d’autres réalités inventées par la fiction. Pour rêver, bien sûr. Et donc cette deuxième partie, je trouve que c’est un peu un cadeau qui se donne aux personnages de la première partie, à Pilar et à Santa. Cette histoire qu’on leur raconte sur Aurora ne va pas changer leur vie, mais ça va un peu satisfaire ce désir de fiction qu’elles ont toutes les deux. Et que nous partageons.
Et finalement, avez-vous voulu dire que pour raconter un certain type d’histoire, les dialogues sont trop faciles et un peu inutiles ?
Non, j’ai pensé à un truc qui pour moi est très évident – tu me diras si tu trouves ça évident – c’est que quand tu es en train de te souvenir d’une vieille histoire qui s’est passée il y a déjà longtemps, tu te souviens de ce qui s’est passé, tu te souviens des images, tu te souviens des gens, de leurs visages, mais c’est impossible de se souvenir exactement de ce qui a été dit. C’est un peu comme si le temps l’avait déjà effacé. On a profité de ça pour nous approcher de ce cinéma disparu, du cinéma muet. On a profité du fait que la mémoire marche comme ça ; il y a des choses qu’on ne retient pas. On se souvient aussi des chansons, et on entend dans le film des chansons du groupe pop (formé par Ventura et ses amis). On a donc l’impression de quelque chose qui est proche, mais qui en même temps est déjà passé ; comme il n’y a pas les dialogues, c’est un peu des fantômes qu’on voit. Ca rejoint un peu l’image d’une étoile qui disparaît, mais dont la lumière arrive encore, même des années et des années après. Je trouve qu’il y a un peu quelque chose comme ça dans une histoire gardée par la mémoire : les choses sont déjà finies, mais il y a encore leur lumière qui vient jusqu’à nous.
Plusieurs de vos acteurs sont très polyvalents et ont fait d’autres choses dans leur vie que du cinéma ; je pense à Laura Soveral, qui a été enseignante, ou à Isabel Cardoso, qui a été cuisinière. Cela a-t-il joué un rôle dans votre intention artistique ?
Laura Soveral était enseignante en Afrique, mais elle est actrice depuis longtemps. C’est une grande actrice qui n’a pas réussi à obtenir de grands rôles dans le cinéma portugais. Dommage, parce que je la trouve incroyable. D’autres ont eu de grands rôles au début de leur carrière, mais après peut-être des rôles moins importants. Teresa Madruga (Pilar) a par exemple joué dans un grand film suisse, La Ville Blanche (d’Alain Tanner, 1983), tourné à Lisbonne. Mais après, beaucoup de ces acteurs ont fait du théâtre. Le vrai cas de quelqu’un qui faisait complètement autre chose, c’est Isabel Cardoso, qui était cuisinière dans une école. Elle avait déjà joué dans un autre film portugais, je l’ai vue et j’ai voulu l’avoir. Dans la seconde partie, on a quatre acteurs : Ana Moreira, qui fait beaucoup de films ; Carloto Cotta, qui a commencé avec moi ; Manuel Mesquita, qui ne joue pas vraiment et qui est musicien, mais qui a déjà aussi fait quelques films ; et un acteur brésilien, qui fait le mari d’Aurora (Ivo Müller). Tous les autres personnages blancs qui apparaissent dans la deuxième partie, c’est l’équipe ! Il y avait cinq ou six blancs dans cette région. C’était un peu fou d’aller dans un endroit pour faire un film d’époque, qui se passe dans les années 60, sur une société coloniale avec des blancs, alors qu’il y avait quelques blancs sur place. Donc j’ai dit à toute l’équipe : “vous êtes obligés de faire des personnages”. J’ai même demandé à tous les hommes – et même moi – de laisser pousser la moustache, parce que nous étions si peu nombreux, qu’on pouvait tous essayer d’avoir une petite moustache coloniale pour que ça devienne moins ridicule pour les acteurs.
Et ces particularités des acteurs, ces choix réalistes, se ressentent à l’écran.
Oui. Il faut savoir qu’il n’y avait pas de scénario dans la deuxième partie. On connaissait un peu l’histoire, mais on a inventé au fur et à mesure tandis qu’on filmait. Et il y a des personnages, comme par exemple ce cuisinier-sorcier qui annonce qu’Aurora est enceinte, qui sont vraiment des gens sortis de la réalité. Cet homme était vraiment le cuisinier de la maison et on lui a demandé de jouer. Autre exemple, ce mec qui habite la maison avec la piscine, qui joue à la roulette russe à chaque réveillon avec son pistolet : ça c’est une histoire qu’on a vraiment entendu à propos du Portugais qui habitait là pendant le temps du colonialisme. C’est son employé qui a raconté ça, et j’ai demandé à mon ingénieur du son de jouer le rôle. Donc on prend les choses, on prend les gens et on prend les histoires dans la vie. Moi je trouve que le cinéma, ce n’est pas quelque chose que tu imagines au départ devant ton ordinateur. Il faut que ça bouge toujours, il faut renouveler le désir de filmer. Et pour moi, renouveler ce désir, c’est faire des rencontres avec des gens, avec des lieux, dont je ne connaissais pas l’existence. Par exemple, mon assistant est parti deux semaines avant moi en Afrique, il m’a appelé et m’a dit : “j’ai nagé aujourd’hui dans une chute d’eau géniale”. Et j’ai dit : “d’accord, on va avoir une scène avec cette chute d’eau”. On prend des choses qui existent, et après il faut inventer une manière pour que ces choses puissent exister dans le contexte de la fiction.
Propos recueillis par Sarah Barry le 25 octobre 2012
Et à l’occasion de la sortie du film Tabou de Miguel Gomes, Independencia éditions présente Au pied du Mont Tabou, Entretiens avec Cyril Neyrat : “Tabou n’est pas seulement un très beau film. C’est aussi une oeuvre d’une grande portée théorique et historique, qui éclaire la situation contemporaine du septième art. C’est enfin le produit d’une peu commune aventure de cinéma. Autant de raisons de passer trois jours à Lisbonne, en compagnie de Miguel Gomes et de quelques-uns de ses acolytes : le chef opérateur Rui Poças et son assistante Lisa Persson, l’ingénieur du son Vasco Pimentel et enfin le producteur du film, Luis Urbano. Trois jours de conversations à bâtons rompus. Entre récit de l’aventure, analyse du film, et toutes sortes de digressions.” En librairie le 5 décembre 2012 (288 pages illustrées, 24 euros).
Visuel : (c) Shellac
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