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[Interview] Miguel Gomes pour ses merveilleuses “Mille et une nuits”

[Interview] Miguel Gomes pour ses merveilleuses “Mille et une nuits”

29 July 2015 | PAR Olivia Leboyer

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Rencontrer Miguel Gomes, au cœur de l’été parisien, pouvoir lui dire à quel point ses Mille et une nuits nous ont touchés et l’écouter parler de ce projet fou et magnifique, c’est une vraie joie. Le volume 2, le Désolé, sort ce 29 juillet (voir notre critique) : évidemment, il faut y aller !

Au début du volume 1, vous livrez, sur un mode comique, la conception des Mille et une nuits : un film qui serait, en même temps, un documentaire social et des fables, avec le merveilleux propre aux contes. L’équilibre est tenu magnifiquement : la tristesse imprègne fortement les 3 films, mais avec légèreté et humour.

Miguel Gomes : Oui, la tristesse, la joie, l’humour, ce sont des éléments qui vont ensemble. La réalité de la crise au Portugal a quelque chose de très dur, de violent, presque de désespérant. Dans ces histoires tristes, vécues collectivement, et glanées grâce au travail des journalistes, je trouvais très souvent un côté un peu absurde. Dans la manière de regarder cette réalité, on peut montrer les différents aspects, terribles et étonnants. Pour l’histoire de « Simao, l’homme sans tripes », qui ouvre ce volume 2, par exemple, la scène où le fugitif prend le temps d’acheter une canette de fanta, avec l’épisode plaisant de la monnaie rendue sur 20 euros, prend une dimension absurde, décalée. Dans des films de genre, plus codés, on n’aurait pas d’espace pour des moments de flottement bizarres comme ça. Et puis, réaliser un film triste et sans humour, ce serait beaucoup trop lourd ! Je ne vois pas d’intérêt à réaliser un film uniformément déprimant. Jouer toujours la même note, c’est chiant. L’observation de la réalité permet aussi des transformations, même petites, des travestissements. Ce personnage de Simao (incarné par Chico Chapas) est à la fois un criminel presque ordinaire et il possède quelque chose qui touche au mythe. Le film travaille cette question du mythe.

Dans les volumes 1 et 2, il y a une scène de procès névralgique : la procès du coq de Resende dans L’Inquiet et le procès dit « des larmes de la Juge » dans Le Désolé. Dans le volume 3, pas de procès, mais un grand concours de chants d’oiseaux : plus démocratique et poétique que le fonctionnement de la justice procédurale ?

Miguel Gomes : Les 3 films parlent, bien sûr, de la communauté des hommes. Il s’agit, dans chaque histoire, du peuple portugais, du prolétariat. Dans le volume 3, L’Enchanté, je voulais filmer une communauté plus petite et plus étrange, un microcosme : les pinsonneurs, qui organisent des concours de chants d’oiseaux. Une pratique venue des Flandres après la première guerre mondiale, et qui paraît une invention poétique. Mais ces pinsonneurs existent pour de vrai et se passionnent pour l’élevage des pinsons-chanteurs. C’est un véritable univers parallèle, fascinant. D’ailleurs, rester toute la journée dans un minuscule logement, à écouter les cris stridents des pinsons, doit faire mal à la tête à la longue ! Dans le film, l’impression de fiction poétique est renforcée par le fait que l’épisode des pinsonneurs vient juste après la ribambelle de génies rencontrés par Shéhérazade. A la communauté de nature fictionnelle de Bagdad succède ainsi une communauté réelle. Et la poésie demeure. Shéhérazade, dans le film, c’est celle qui raconte des histoires, donc c’est celle qui fait des films : et je voulais montrer, justement, que les histoires pleines de merveilleux n’ont pas besoin d’être de la pure fiction. Avec l’observation de la réalité, même la plus triste, on peut voir et exprimer de la poésie. Pour la fin du film, les chants des pinsons me semblaient très forts.

Et pourquoi finir le film, d’ailleurs ? Vous pourriez continuer, comme Shéhérazade, presque à l’infini, avec des volumes 4, 8, 12, etc… Il y a quelque chose d’inépuisable dans les peines et les épisodes burlesques que vous saisissez.

Miguel Gomes : Ah non, pour le spectateur peut-être que cela pourrait être amusant de voir des dizaines de volumes des Mille et une nuits, mais pour moi ce serait bien trop éreintant. J’ai tourné les 3 volumes en 14 mois, tout en écrivant, ajustant, et cette période a été extrêmement dense. Chacun des 3 films possède d’ailleurs sa propre couleur, sa tonalité : l’inquiétude, la désolation, l’enchantement. Chaque volume a sa personnalité. Mais, comme le volume 1 s’ouvre à la nuit 400 et quelque et que le volume 3 se clôt sur la nuit numéro je ne sais combien, on peut évidemment supposer que tout a commencé longtemps avant et se poursuivra longtemps après. D’ailleurs, la crise au Portugal est toujours en cours.

Justement, parmi la classe politique au Portugal, certains hommes politiques ont-ils vu les 3 films ? Vous ont-ils contacté ?

Miguel Gomes : Non, je ne sais pas s’ils les verront… Au Portugal, la trilogie sort en septembre. Ce sera juste avant la période des élections législatives, donc dans un contexte de discussion politique.

Vous serez sûrement invité dans des débats politiques, et pas uniquement dans des émissions de cinéma : allez-vous vous exprimer, comme citoyen, sur la situation politique ?

Miguel Gomes : Oui, je pense qu’il est nécessaire de le faire.

Dans le roman des Mille et une nuits, c’est le roi qui tue ses épouses : ici, le responsable, c’est la crise, mais est-ce plutôt le monde de la finance ? Les responsables politiques ?

Miguel Gomes : C’est le monde du pouvoir, comme l’illustre l’épisode des « hommes qui bandent ». J’ai placé ce conte au début du volume 1, juste après la scène où Shéhérazade rencontre les vierges qui produisent des histoires, comme une petite usine. Après les jeunes filles vierges, les hommes qui bandent. Il y est question de la troïka et de ce fameux programme d’austérité appliqué au Portugal. Ces hommes de pouvoir bandent dans un désir de puissance démesuré et, finalement, dans le vide.

Les acteurs sont merveilleux : certains sont bien connus de nous (comme Adriano Luz, rôle principal du sublime Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz), d’autres sont acteurs pour la première fois (comme Chico Chapas), d’autres encore des acteurs plutôt venus du théâtre. Pour la belle Shéhérazade (Crista Alfaiate), connue plutôt au théâtre, vous vouliez un visage sur lequel on puisse projeter toutes sortes de choses ?

Miguel Gomes : Crista avait joué dans quelques films aussi. Mais c’est vrai que dans un film aussi long, il y avait de la place pour des acteurs venus de mondes différents. Par exemple, j’ai adoré travailler avec Luisa Cruz, qui incarne la Juge dans ce volume 2. Et Luisa a surtout joué au théâtre. Elle m’a confié qu’elle aurait aimé tourner davantage pour le cinéma. Dans ce rôle de Juge, je la trouve saisissante. Pour Chico Chapas, dont c’est la première expérience de cinéma, c’est une vraie rencontre : Chico a été ouvrier, pêcheur, soldat, et maintenant vendeur d’oiseaux. Je trouve qu’il a une allure incroyable.

Les animaux sont très présents et très nombreux (coq, baleine, chien, pinsons, etc.) : peu importe les symboles, on dirait que leur belle présence suffit aussi à les montrer, comme des adjuvants, des êtres beaux, rassurants et familiers.

Miguel Gomes : Oui, je trouve que, parfois, on peut faire voir les choses aussi pour elles-mêmes, sans forcément qu’elles fassent signe. On a l’obligation, aussi, de montrer les choses qui existent, simplement, en elles-mêmes.. La baleine évoque sans doute quelque chose : mais a-t-elle un seul sens ? J’aime à penser qu’elle peut en avoir plusieurs et que, peut-être, même moi qui l’ai mise dans le film, je ne les saisis pas tous. Le chien Dixie, qui est si beau, si adorable, nous fait ressentir, par sa présence insouciante et joyeuse, le désespoir des habitants de l’immeuble de manière beaucoup plus forte. Cela créé une sorte d’échelle pour mesurer le malheur.

Les 3 films montrent une réalité impitoyable, dure, mais vous ne vous bornez pas au constat. Vos films désolent peut-être, mais ils nous consolent aussi. Dans ce regard que vous portez, il y a une bienveillance, un souci des gens, qui est bouleversant.

Miguel Gomes : Les Mille et une nuits parlent des communautés humaines, de la crise, du désespoir, mais aussi du pouvoir des histoires et des rencontres. Le volume 2, Le Désolé, est sans doute le plus cruel des trois, celui où les personnages ont peu d’espoir. Avec le volume 3, L’Enchanté, il est question d’espoir, avec les chants mêlés des pinsons et des ouvriers. J’aime bien, au début des films, donner la clef du projet, montrer le film en train d’être pensé, conçu, pour inviter les spectateurs à me suivre librement dans l’aventure.

visuels: affiche officielle du volume 2, Le Désolé et photo officielle du volume 1, L’Inquiet (Miguel Gomes ensablé).

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Olivia Leboyer
Docteure en sciences-politiques, titulaire d’un DEA de littérature à la Sorbonne  et enseignante à sciences-po Paris, Olivia écrit principalement sur le cinéma et sur la gastronomie. Elle est l'auteure de "Élite et libéralisme", paru en 2012 chez CNRS éditions.

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