Cinema
Cinéma : La Nuit Nomade de Marianne Chaud. La montagne en état de grâce

Cinéma : La Nuit Nomade de Marianne Chaud. La montagne en état de grâce

02 April 2012 | PAR Elodie Rustant

Sur les hauts plateaux himalayens, dans la région du Ladakh à 4 500 mètres d’altitude, vit l’une des dernières communautés de bergers nomades. Si les paysages sont époustouflants, la vie y est rude. Tundup et les siens s’interrogent, doivent-ils rester ou faire comme nombre de familles, vendre leurs troupeaux et quitter cette terre pour s’installer en ville ?

Marianne Chaud est éthologue et amoureuse de cette région du Ladakh-Zanskar qu’elle a longtemps étudiée et dans laquelle elle retourne régulièrement depuis 10 ans. Après les documentaires Himalaya, la terre des femmes (2007), et Himalaya, le chemin du ciel (2008), M. Chaud signe un nouveau documentaire envoûtant. Six mois de vie quotidienne auprès de cette communauté de bergers nomades à filmer les gestes, les interrogations et les doutes de ces personnes avec lesquelles elle a lié de profondes relations. L’extrême beauté des décors lunaires se mêle à l’émouvant attachement que finissent par mutuellement se porter la réalisatrice et les nomades.

Au-delà de la question du choix crucial que se posent des individus, ce sont les complexes jalonnements d’une intense amitié que le film sonde, avec une pudeur et une profondeur bouleversantes.

Entretien avec Marianne Chaud :

Toute la Culture : Dans votre film, on est tout d’abord très impressionnés par votre maîtrise de la langue de ces nomades. Où et quand l’avez-vous apprise ?

Marianne Chaud : En fait il s’agit d’un dialecte tibétain. Le Ladakh était autrefois un petit royaume indépendant mais culturellement rattaché au Tibet. C’est un dialecte tibétain de la même façon que le français vient du latin. Un Ladakhi ne peut pas parler avec un Tibétain. J’ai appris la langue sur place. Cela fait onze-douze ans que j’y reviens très régulièrement et je l’ai apprise là-bas, à l’origine pour mes recherches d’ethnologie. C’est une langue qu’on ne peut apprendre à Paris. Au début, je travaillais par l’intermédiaire d’un interprète mais c’était très frustrant. Parfois, la personne répondait par une longue phrase à ma question et mon interprète me disait « elle a répondu oui » alors qu’elle avait dit bien plus que oui ! C’est difficile d’avoir une relation profonde avec un interprète qui traduit. Un jour, j’ai décidé de partir dans un petit village du Ladakh où personne ne parlait anglais et j’ai appris la langue comme ça, en me faisant une petite grammaire. Ca m’a pris du temps mais c’est ce qui a fait que j’ai pu tisser des relations très profondes avec des gens là-bas. C’est une région de cœur.

TLC : Comment s’est déroulé le tournage ?

M.C : Le tournage a duré 6 mois. Je suis arrivée à la fin de l’hiver et repartie au début de l’hiver suivant. Quand je suis arrivée dans cette communauté, je ne connaissais personne. Je suis arrivée avec ma caméra et je leur ai demandé si je pouvais vivre avec eux pendant 6 mois et y tourner un film. Ils ont organisé une petite réunion d’hommes pour décider du loyer que je devrais leur payer et j’ai planté ma tente avec eux ! J’avais un panneau solaire pour recharger la batterie de ma caméra. C’est cette légèreté et cette simplicité que j’aime. Je n’avais pas du tout envie de partir avec une équipe de tournage parce que les relations ne sont plus les mêmes. Je veux être dans une grande proximité avec les gens que je filme et surtout ne pas faire de mise en scène. Ca briserait l’égalité que j’ai voulu instaurer en apprenant leur langue et en passant du temps avec eux.

TLC : Pendant ces 6 mois, avez-vous participé au travail des bergers ?

M.C : Oui, je filmais environ une demi-heure par jour et le reste du temps je passais beaucoup de temps avec eux à battre le beurre ou à garder les troupeaux. Pour qu’il y ait cette égalité dont je rêve, il fallait que je leur donne de ma personne. Eux m’ont beaucoup donné.

TLC : Votre intégration parmi cette communauté a-t-elle été progressive ?

M.C : Ce sont des personnes très accueillantes mais cela s’est fait assez progressivement. Au départ j’ai filmé surtout des plans larges de vie de village. Les discussions plus personnelles que j’ai eues avec eux sont venues petit à petit au fil de la construction de la relation. C’est vrai qu’au début les gens sont rarement enchantés que vous les filmiez sans arrêt pendant 6 mois. Je fais toujours attention de ne pas déborder, de ne pas être intrusive avec ma caméra et de construire une relation qui existe aussi en dehors du film.

TLC : Tundup, l’homme âgé que vous filmez le plus, vous dit : « Maintenant que nous sommes amis, tu dois me dire, dois-je partir ou rester ? » C’est très fort comme déclaration.

M.C : Oui, c’était très émouvant. Je crois qu’une vraie relation d’amitié s’est créée avec lui. Ces relations sont extrêmement précieuses pour moi, et là, je me suis rendue compte qu’il n’y avait pas que moi qui avait investi quelque chose, et que lui aussi me considérait comme son amie.

TLC : Justement, leur avez-vous apporté des conseils sur le fait de partir ou de rester ?

M.C : Non. Je leur ai beaucoup parlé de comment c’est chez moi, et eux connaissent très bien la ville car 80 % de la population nomade a fini par s’y installer. Ils sont donc très conscients de la situation qu’ils trouveront là-bas. Je leur ai expliqué toute la complexité de notre société occidentale mais je n’ai jamais conseillé dans un sens ou dans l’autre. Moi, par exemple, j’aurais détesté qu’un ethnologue américain vienne dans mon village des Hautes-Alpes et me dise « fais ci ou fais ça ». Je ne me serais jamais permis d’interférer dans leur décision. C’est justement ce que j’ai voulu mettre en avant dans le film : le choix d’individus dans une communauté. D’un point de vue extérieur, évidemment, on voit une communauté en train de disparaître. Mais cette communauté n’est pas abstraite. Ce sont des personnes qui prennent des décisions personnelles. Ils ont bien sûr conscience d’appartenir à cette communauté mais plein d’éléments vont rentrer en compte dans leur décision finale.

TLC : C’est précisément très frappant dans le film, ces deux discours qui semblent s’opposer sans cesse. Le refus de quitter cette terre et le désir de partir.

M.C : Même chez une même personne, il y a des contradictions. Par exemple Dholma si heureuse de partir retrouver ses enfants en ville, et pourtant si triste lorsqu’elle vend ses chèvres à la fin. Je voulais vraiment les laisser dans ces contradictions-là et montrer cette complexité. Car, en fait, personne n’a de solution et ne sait où ils seront le plus heureux. Ils sont aussi complexes que nous. L’écueil du film un peu exotique présentant des hommes simples ne se posant jamais de questions nie leur individualité.

TLC : Et pourtant, malgré la dureté de leur vie, ils rient très volontiers, non ?

M.C : Absolument. C’est quelque chose que j’ai toujours rencontré au cours de mes séjours à travers le Ladakh. Je pense que c’est sans doute emprunt d’influence bouddhiste. Il s’agit d’une légèreté vis-à-vis de soi, de ne pas se prendre pour le centre du monde. Ils se moquent d’ailleurs beaucoup d’eux-mêmes au lieu d’être dans un premier degré aussi grave que nous.

TLC : La montagne revêt-elle une signification ou un sens mystique pour eux ?

M.C : Oui, même si je ne l’ai pas vraiment montré dans le film. Chaque montagne est habitée par différentes divinités et le sommet constitue une sorte de pureté extrême. Ces divinités les protègent eux et leurs troupeaux. Il faut donc leur faire des offrandes. La terre est très sacrée pour eux. Cela rentrait beaucoup en compte dans leur décision car ils craignaient que les divinités ne soient furieuses s’ils quittaient leur terre.

TLC : Vous filmez ces personnes avec beaucoup de pudeur sans aucune volonté de pittoresque.

M.C : Je ne voulais surtout rien dramatiser avec du pathos. Même quand Tundup est très ému, il était hors de question de le filmer en gros plan avec le violon derrière. Ils sont d’ailleurs très pudiques entre eux sur leurs sentiments et j’avais un peu l’impression d’être devenue la confidente. J’étais l’étrangère avec qui ils avaient le moins d’enjeux et avec qui ils pouvaient se confier. Le père et le fils ne parlaient jamais entre eux du fait de partir ou de rester, mais ils m’en parlaient à moi. C’est cette pudeur que j’ai essayé de garder.

TLC : Avez-vous un souvenir particulièrement intense dans votre relation avec cette communauté ?

M.C : Je n’ai pas un souvenir en particulier. C’est la construction de la relation en elle-même, et la profondeur que cela a pris qui a été intense. Au point qu’au moment des adieux avec Tundup, la séparation a été un vrai déchirement. Mais ils sont pudiques et cela aurait été malvenu de ma part de partir dans une effusion de sentiments à ce moment. Les adieux ont été furtifs et pourtant extrêmement profonds. Je ne fais pas semblant de vivre là-bas pour faire un film, j’y vis vraiment et je m’y investis totalement. Les liens que je construis perdurent au-delà du film.

TLC : Quand retournez-vous là-bas ?

M.C : Cet été, j’espère ! Je veux leur montrer le film.

En salles le 4 avril

La Nuit nomade de Marianne Chaud, 2011, 1 h 25 min

Crédit photo © ZED / Marianne Chaud / Maximilian Essayie

Focus beauté : les Bains de Val d’ Illiez
Les autonautes de la cosmoroute : Cortazar sur l’autoroute du sud transposé sur les planches de la Colline
Elodie Rustant

One thought on “Cinéma : La Nuit Nomade de Marianne Chaud. La montagne en état de grâce”

Commentaire(s)

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration