Dans la jungle hollywoodienne de “Babylon”, par Damien Chazelle
Après trois films éclatants explorant le monde de la musique (Whiplash), de la comédie musicale (La La Land) et de la conquête spatiale (First Man, biopic sur Neil Armstrong), le jeune phénix canadien Damien Chazelle renaît de ses cendres pour un voyage dans le Hollywood des années 1920 avec Babylon, oeuvre chorale grandiloquente aux qualités plastiques indéniables, mêlée à un propos social qui peine à réellement convaincre.
Cette critique contient des spoilers.
Hollywood, années 1920
Bienvenue à Hollywood, fin des années 1920 ! Décennie cruciale pour un art qui devient ce qu’il a toujours rêvé d’être : une machine bien huilée armée d’une ribambelle de stars qui n’aspire qu’à plonger dans les bas-fonds d’une vie dépravée, avec pour ambition d’enchaîner les fêtes tous les soirs, autour d’orgies en grand nombre et de salles réservées… aux drogues, avec une grande quantité de cocaïne disposée sur des tables en or massif. Telle est la vision du monde hollywoodien des années 1920, en tout cas pour le cinéaste passionné qu’est Damien Chazelle. Durant près de 3 heures, il va tenter de montrer un univers encore jamais vu au cinéma, une gigantesque industrie qui oscille entre grandes fêtes et tournages matinaux.
Pour parvenir à capturer cet état d’esprit, Chazelle s’entoure d’une distribution éclatante : Margot Robbie est Nellie LaRoy, dont le modèle hypothétique est celui de Clara Bow, grande actrice hollywoodienne de cette période qui, comme LaRoy, assumait à fond sa vulgarité et sa vie sexuelle à toute la presse de la fin des années 1920, bien avant l’apparition du Code Hays, qui fera d’Hollywood un lieu où la rigueur catholique deviendra la norme. Brad Pitt est quant à lui Jack Conrad, qui s’impose comme un Douglas Fairbanks bis, détruit par l’arrivée du parlant qui remet en cause toute sa carrière, lui qui n’a jamais eu besoin que de son charisme pour s’affirmer face au public. Autour de ces deux personnages principaux, une journaliste à scoop jouée par la trop rare Jean Smart, un trompettiste de jazz qui devient une star de cinéma malgré les stéréotypes raciaux, joué par Jovan Adepo, ainsi qu’une actrice asiatique qui voit sa carrière péricliter vis-à-vis de son orientation sexuelle, jouée par Li Jun Li. Au milieu de tous ces protagonistes, le film place une figure centrale en la présence de Manuel, dit Manny (joué par Diego Calva), immigré mexicain qui côtoiera à un moment ou un autre toutes ces figures, montant les échelons au sein de ce gigantesque capharnaüm.
La vision de Chazelle est donc anti-cathartique, entre cauchemar et rêverie : à la manière d’un Scorsese, le cinéaste dépeint un univers au travers de grandes séquences voyant des personnes se hurler dessus tout en embras(s)ant leur destin, au travers d’un montage explosif qui permet de donner au film un rythme bouillonnant. L’artificialité du propos se fait pourtant très vite ressentir au cœur d’un film où la mise en scène, boursouflée, prend un peu trop le pas sur la narration. Les personnages ne semblent évoluer qu’au travers de moments clés, sans jamais véritablement prendre l’épaisseur nécessaire pour que le spectateur s’intéresse complètement à eux. Le film semble d’ailleurs en délaisser certains, qui ne restent que de simples figures de seconds plans, comme le personnage de Sidney Palmer, dont le destin fatidique ne résonne qu’au travers d’une séquence intense où il se retrouve obligé de se noircir la peau, déshonneur suprême pour ce musicien afro-américain qui méritait un véritable développement autour de sa personnalité et de son background. La substance du propos aurait donc mérité plus de visibilité, tant le climat hollywoodien de cette époque reste encore inconnu aujourd’hui aux yeux d’un grand nombre de personnes, qui n’y verront qu’une époque où la dépravation entraîne le malheur, le tout traité de manière tapageuse.
Destins liés
Qu’apporte véritablement l’industrie du cinéma ? Chazelle semble s’interroger longuement sur cette question. Doit-il montrer la folie qu’elle engendre, et ne serait-elle pas naturelle dans le monde de l’art ? Pour mener à bien son propos, le cinéaste dépeint une certaine manière de faire des films, au cœur d’une décennie connaissant de nombreux bouleversements techniques et esthétiques. Parmi eux, l’arrivée du parlant, qui sonnera la fin d’un certain nombre de vedettes. C’est notamment le cas de Jack Conrad, qui semble perdre de son charisme au moment où sa voix se fait entendre. Le film traduit parfaitement cette idée avec une séquence poignante où Brad Pitt pénètre dans un cinéma, pour voir et entendre des spectateurs rire à sa manière de réciter les dialogues, comme dans une parodie, à la manière de Gene Kelly qui joue une comédie en costumes dans Chantons sous la pluie. Le film est d’ailleurs régulièrement cité, parfois trop ouvertement, comme avec cette séquence où Nellie LaRoy piétine sur la manière de réciter les dialogues par rapport à un certain timbre et volume de voix, qui nécessitera une dizaine de prises de la part de l’ingénieur son.
Toutes ces séquences, bien que trop peu nombreuses, et pour certaines déjà vues et revues, parviennent à faire de Babylon un film qui se tient toutefois sur la longueur, montrant une industrie qui en a bavée pour devenir celle qu’elle est aujourd’hui. L’arrivée du parlant est bien mise en exergue, permettant de montrer les destins brisés, entrecoupés par des scènes d’hystéries souvent indigestes, comme ces moments assez incompréhensibles où Nellie LaRoy se fait mordre violemment par un serpent, où quand Manuel et son ami fournisseur de drogues doivent échapper à un parrain de la mafia joué par un Tobey Maguire excentrique. La violence et la nudité sont également trop présents, et l’ivresse proposée par la mise en scène et le montage aurait été suffisante pour garder une part de mystère autour des personnages, et de leurs rôles dans ce monde brutal qui n’aura manifestement aucune pitié pour eux.
Chazelle prendra cette idée un peu trop au sérieux au cours d’un épilogue complètement indigeste ne laissant aucune part de mystère au spectateur, avec une Nellie LaRoy qui bénéficie pourtant d’une sublime sortie de champ au cœur d’un décor assombri, explicité lourdement au travers d’un journal montrant son décès, ainsi que 10 dernières minutes complètement dispensables, où l’on est désormais au cœur des années 1950, avec un Manuel revenant à Hollywood sur les traces de son passé, se glissant dans un cinéma au hasard où il tombe sur… Chantons sous la pluie, forcément. Pour agrémenter le tout, Chazelle nous propose une histoire du cinéma en accéléré, en profitant pour y glisser des images du Persona de Bergman et du Avatar de James Cameron, au travers d’une séquence rythmée par l’excellente musique de Justin Hurwitz, seul point positif de ce bordel psychédélique qui n’a pas grand-chose à voir avec l’époque et le propos du film, simple moyen pour montrer que Chazelle aime le cinéma, tous les cinémas. Ce montage est meublé par des séquences du film lui-même, rappelant au spectateur ce qu’il vient de voir pendant près de 3 heures… Difficile de croire que Chazelle est à la fois l’auteur de l’une plus belles fins de l’histoire du cinéma (La La Land), et manifestement de l’une des pires de ces dernières années.
Après trois heures de film épuisantes, le constat est amer : Babylon s’impose comme un film mineur, non dénué de charme et de séquences isolées réussies, mais se perdant dans une masse informe de trop-plein qui mise sur le spectaculaire plutôt que sur un portrait de destins abîmés au cœur de cette jungle babylonienne.
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