Refaire nos humanités à l’espace KADIST
Au travers d’œuvres hétérogènes (installations, vidéos, photographies, peintures…), Not Fully Human, Not Human at All réinterroge notre communauté terrestre. Nataša Petrešin-Bachelez, commissaire de cette exposition présentée à l’espace KADIST a invité de nombreux artistes à y participer. L’occasion, en période de pandémie, d’essayer de comprendre ensemble ce qui fait humanité.
Le Sud global est partout. La notion d’universalisme héritée des Lumières a depuis été battue en brèche. Partant, la question de l’hospitalité, des frontières, des migrations, de nos alliances avec une multitudes d’êtres, se retrouve fréquemment sur le devant de la scène. L’art contemporain défendu chez KADIST n’a jamais hésité à s’emparer de ces sujets. Cette mise en perspective salutaire nous permet, dans la lignée de Donna Haraway (théoricienne féministe, philosophe et auteure dernièrement de Vivre dans le trouble), de repenser notre condition de “terrestres” pour reprendre la formule de Bruno Latour : la remise en question de l’universalisme, ethno- et androcentré, ne conduit-il pas directement à ce que propose Not Fully Human…, c’est-à-dire, à une refonte de ce que l’on a trop longtemps perçu comme un bloc monolithique et imperméable appelé “humanité”, en humanités plurielles ? Le langage de l’art permet précisément de proposer des alternatives, ces fameuses “lignes de fuite” deleuziennes.
Les frontières que nous connaissons, intimes, ou plus vastes, ne sont-elles pas sans cesse traversées ? nous l’avons appris récemment, à nos dépens, – par des virus, par des bactéries de toutes sortes, par d’autres êtres, multiples, enfin? Pour reprendre le titre d’un essai paru tout récemment : en effet, “nous ne sommes pas seuls” (Léna Balaud et Antoine Chopot, éd. du Seuil). Le désir de certaines politiques de contrôler flux, marronnages et métissages paraît prodigieusement vain. Depuis l’Atlantique noir (titre éponyme du célèbre essai de Paul Gilroy), qui fait histoire commune pour le coup, nous échappons à nos conditions de bien des façons. Encore une fois, l’art est, entre autres choses, ce qui nous le permet. Nous pouvons par ailleurs légitimement parler de conditions au pluriel. Certes, nous partageons une certaine condition humaine, avec la conscience de notre finitude, mais ce n’est pas la même finitude pour tous, et pour certains peuples colonisés, la fin du monde a déjà eu lieu.
Prenons, par exemple, la vidéo liminale de l’exposition. L’artiste Doruntina Kastrati redonne voix aux ouvriers qui ont construit la seule route faisant le lien entre l’Europe et le Kosovo affaibli après la guerre. Beaucoup meurent sur le chantier. Aucun ne bénéficie d’une protection minimale. Leurs corps se retrouvent ainsi prématurément usés ; l’artiste en fera d’ailleurs des moulages dans un autre volet de son œuvre, pour en garder mémoire et que l’Histoire ne s’écrive pas tout à fait sans eux… When it left, death didn’t even close our eyes est le titre de cette installation : des yeux grand ouverts, que l’on n’a jamais pris le soin de refermer nous regardent. Il se pourrait même que certains fantômes aient le regard insistant.
De même, les corps racisés subissent le poison des discriminations jusque dans leurs chairs. Olivier Marbœuf, dans son œuvre, en atteste avec le chlordécone aux Antilles. Une série d’aquarelles et de dessins au crayon graphite sont présents en dernière partie de l’exposition, reprises visuelles de son poème Bleu Pays. Il y fait sien le concept de “réhumanisation” de la romancière et essayiste jamaïcaine Sylvia Wynter et parle avec elle de réappropriation de sa propre humanité au travers des paysages pour les colonisé·e·s des Antilles. Ce cheminement vers soi en tant qu’humain peut prendre des formes variées et inédites, et donc passer par les plantes et végétaux. D’autres formes de vie qui ont aussi leur revanche à prendre. C’est ce que met en scène avec un humour palpable Daniela Ortiz dans sa série d’acryliques sur bois The Rebellion of the Roots avec entre autres, la mort de la reine des Belges, assassinée par un rooibos meurtrier. Les plantes importées des colonies semblent avoir quelques comptes à régler ! Ainsi, il convient également de se méfier de la peau d’une banane anticoloniale, ou craindre que le Jardin d’Acclimatation ne soit détruit par des pommes de terre vengeresses… Les triptyques se révèlent particulièrement jouissifs à contempler ! L’artiste vit désormais au Pérou depuis qu’elle a été inquiétée par les services de police espagnols pour son engagement antiraciste. On retrouve dans ces planches en bois rustiques, de petit format et les légendes écrites à la main la dimension à la fois populaire et narrative des ex-voto traditionnels, présents un peu partout en Amérique dite “latine”.
Not Fully Human… qui est un projet au long cours initié par KADIST en 2017, a fait l’objet d’une présentation au Kunstverein de Hambourg où la plupart des œuvres y ont été montrées une première fois au public, entre deux confinements. Nataša Petrešin-Bachelez a travaillé pour ce faire avec Bettina Steinbrügge en qualité de co-commissaire. Trois pièces sont néanmoins des commandes réalisées spécialement pour l’exposition parisienne. Ainsi de Sensing Salon, une grande cartographie collective qui occupe une salle entière de l’exposition et amène à l’aspect plus spéculatif de ce qu’est l’humain. Cette pièce qui s’écoute et se regarde nous rappelle l’importance des savoirs autochtones, ésotériques, magiques, longtemps relégués à l’arrière-plan de la modernité occidentale. Elle se veut caisse de résonance de l’épisode du Covid-19 qui a eu un impact sur nos vies à l’échelle globale. Une œuvre parlante, – vous le verrez, dans tous les sens du terme !
Dans la dernière partie de l’exposition, une installation immersive s’active de manière aléatoire, comme pour mieux nous prendre au dépourvu, désarmé·e. Cette dernière nous interpelle relativement à notre capacité à prendre soin les un·e·s des autres. Il s’agit d’un dispositif vidéo de Kengné Téguia, qui se donne pour objectif, en tant que corps gay, séropositif, sourd et noir, d’ “affecter” et d’ “infecter” l’institution. Il documente ici une série de performances qu’il a exécutées précédemment devant un public. En s’asseyant au centre, les visiteurs et visiteuses expérimentent la perception par vibrations d’une personne malentendante grâce au dispositif mis en place.
Enfin, le parcours se referme sur l’installation-salon de Saddie Choua. L’artiste belge nous invite à venir prendre place pour s’asseoir un moment. Ce salon est doté de fauteuils confortables, garni de plantes, et l’on peut s’y ressourcer en écoutant Toni Morrison ou en lisant Maya Angelou… On y découvre également des recettes de magicienne pour jeter un sort à une personne qui ne se donne pas la peine de prononcer correctement votre nom, ou pour se concocter une potion revigorante contre la sous-représentation des minorités dans les médias. Comme le disait si bien l’afroféministe Audre Lorde, “le self-care est politique” lorsque l’on subit des discriminations et des micro-agressions racistes au quotidien. C’est là le mérite des œuvres que KADIST donne à voir : être des outils de reconfiguration du monde, et d’émancipation pour soi dont chacun·e peut s’emparer… pour avancer vers une humanité, hybridée, chaotique parfois, mais toujours résolument vibrante et vivante.
Toutes les informations et prolongations de l’exposition (notamment des vidéos inédites) sont à retrouver sur le site : https://kadist.org/paris/.
visuels : © Aurélien Mole/vues de l’exposition et détails des œuvres pour KADIST