“Memoria”, matière à construire l’Histoire
Le Frac MECA ouvre ses portes à quatorze artistes africaines contemporaines avec Memoria : récits d’une autre Histoire. Au travers d’œuvres de grande qualité, de nombreuses questions sont abordées et remettent en cause les stéréotypes sur l’Afrique et les femmes dans l’art. Avec un propos clair et des œuvres fortes, Memoria est une exposition où se précipiter dès que les musées pourront rouvrir.
Une saison double
Pour sa nouvelle exposition, le Frac MECA s’inscrit dans deux saisons culturelles : Africa2020 et Vivantes ! La saison Africa2020, initialement prévue de juin à décembre 2020 et reportée de décembre 2020 à juin 2021, est un évènement promouvant dans toute la France l’innovation du continent africain. Des côtes méditerranéennes au cap de Bonne-Espérance, la programmation vise au partage des savoirs et des connaissances dans des domaines variés tels que les arts, l’économie ou la technologie. La saison Vivantes !, quant à elle, est un programme d’expositions en Nouvelle-Aquitaine lancé par le Frac MECA qui se tient d’octobre 2020 à septembre 2022. Le but est de questionner la place de la femme dans l’art de façon large, des artistes aux conservatrices en passant par les architectes ou les galeristes.
Memoria vient donc à la croisée de ces deux saisons en traitant de l’art contemporain africain par le biais de quatorze artistes féminines africaines, présentées par deux femmes commissaires, Nadine Hounkpatin et Céline Seror, dans un musée dirigé par Claire Jacquet.
La vérité fluctuante de l’Histoire
Memoria est une invitation à relire l’Histoire sous d’autres prismes, celui des femmes et celui des africains. Car la réalité de l’Histoire ne peut pas être contenue dans un seul et monolithique récit. Elle est la somme des expériences de chacun, des mémoires intimes qui se combinent pour former une mémoire universelle, aussi diverse qu’il y a de personnes qui l’ont vécue.
Cette question de l’intime est abordée de façons variées par les artistes. Mary Sibande, dont la saisissante sculpture Wish you were here ouvre le parcours, convoque la mémoire des femmes de sa famille, et réinsuffle de la dignité dans leurs vies de servitude. Si Georgina Maxim utilise des « techniques de grand-mères » pour créer ses pièces à partir de vêtements de ses proches, Tuli Mekondjo plonge dans les archives de Namibie pour retrouver les coutumes et traditions qui lui ont échappées puisque née dans un camp de réfugiés hors de son pays. Enam Gbewonyo, quant à elle, s’empare d’une blessure intime qui de premier abord paraîtrait anodine : le fait que ce que l’on désigne comme couleur chair ne corresponde pas à sa couleur de peau. Si son travail s’oriente sur les collants, la question se retrouve également pour la lingerie ou le fond de teint. Si la couleur de notre peau ne correspond pas aux canons de la standardisation, que cela dit-il de nous ? Cette couleur chair pâle nie la personne, implique une inadaptation, bien involontaire, à des règles sociales mises en place par des esprits fermés à la diversité.
Cette question de la couleur de peau est également soulevée par Dalila Dalléas Bouzar. D’origine algérienne, sa peau n’est pas noire, mais elle est pourtant africaine, mettant à mal le stéréotype qui lie une couleur de peau et un continent. L’exposition déconstruit ainsi les idées reçues sur l’Afrique en proposant des contre-récits, d’autres façons de voir et de penser le continent. Et pour cela, quoi de mieux que de donner la parole aux artistes ? En représentant la société dans laquelle elles vivent, elles nous permettent de voir le monde par leurs yeux et ainsi de repenser la vision que l’on en a. Pour remettre en question ce que nous acceptons comme vérité depuis si longtemps, il faut du courage et de la volonté, et accepter que plusieurs vérités d’une même histoire puissent cohabiter. Nous pourrons alors écrire une histoire universelle qui inclut la mémoire de tous.
Relire le présent par une réinterprétation du passé pour un futur différent
Memoria s’intéresse également à la question de la dénonciation politique de l’art. Au travers des œuvres de Bouchra Khalili, Ndidi Dike, Gosette Lubondo ou Otobong Nkanga, les problèmes politiques, sociaux ou environnementaux actuels sont relus à la lumière du passé esclavagiste et colonial. Ici les invisibles, les oubliés, les migrants retrouvent une parole qui leur permet de s’ancrer dans le monde. Mais ce ne sont pas que les hommes qui sont encore exploités, les ressources africaines font elles aussi l’objet des convoitises. Toutes ces traces, passées et présentes, de l’exploitation du continent africain, qui ont parfois perdu leur sens, retrouvent ici une nouvelle histoire.
Enfin, l’exposition se clôt par une invitation à penser le futur. Les artistes s’emparent des nouvelles technologies, inventent des futurs hybrides, créatifs et en paix avec le passé. Selly Raby Kane nous invite à visiter Dakar en réalité virtuelle sur notre téléphone dans un parcours rappelant Alice au pays des merveilles. Na Chainkua Reindorf joue avec le passé de Bordeaux très lié à l’esclavagisme et le transforme en personnage entre le carnaval et le théâtre, en mélangeant les références. Josèfa Ntjam et Wangechi Mutu créent, chacune à leur manière, des objets et êtres hybrides, mutés pour s’adapter à une nouvelle réalité où la féminité est porteuse d’un bonheur de la création.
En attendant la réouverture
Le Frac MECA a mis en place plusieurs dispositifs qui permettent de découvrir l’exposition avant son ouverture au grand public. Si les professionnels de la culture ainsi que les enseignants et les étudiants en art peuvent réserver une visite par groupe de dix personnes maximum, les autres pourront se préparer avec le catalogue. Celui-ci a été conçu comme faisant partie intégrante de l’exposition. Les artistes, poètes, philosophes ou scientifiques y creusent les sujets abordés dans l’exposition dans une réflexion à la croisée des voix et des disciplines.
Sur la chaîne Youtube du Frac MECA, on trouve des interviews des artistes de l’exposition, véritable diaspora artistique de par le monde, réduisant ainsi quelque peu la distance imposée par la Covid. Enfin, si vous souhaitez discuter de l’exposition, une « art line » appelée Une œuvre au bout du fil est mise en place. Chacun peut choisir une œuvre en ligne et obtenir un rendez-vous téléphonique le mercredi avec un médiateur, avec qui vous pourrez parler pendant 20 mn du sujet.
On ressort de l’exposition Memoria avec un sentiment persistant et optimiste d’apaisement. Car malgré les combats qui sous-tendent de nombreuses œuvres, le message général tend vers une volonté de dénoncer les maux du passé pour pouvoir en guérir et inventer un futur pacifique. Certes l’exposition est féminine et africaine, mais elle est résolument ouverte sur un monde et un futur à la fois personnel et universel. Espérons que ce message sera vu et perçu par un public nombreux.
Memoria : récits d’une autre Histoire
Frac Nouvelle-Aquitaine MECA – Bordeaux
Du 05 février au 21 août 2021
Le catalogue Memoria, récits d’une autre Histoire, sous la direction de Nadine Hounkpatin et Céline Seror assistées de Mathilde Allard, 112 pages, 28€, Actes Sud, est disponible ici.
Visuels : Vues de l’exposition Memoria : récits d’une autre Histoire – Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA. Photos G. Deleflie