
Arles, des rencontres cinquantenaires en effervescence
Pour ses 50 ans, le festival de photographie d’Arles se décline en un nombre d’expositions équivalent quasiment à sa longévité. Avec un panel d’artistes présentés aussi étendu, difficile de s’y retrouver, surtout si vous n’êtes de passage à Arles que pour un jour ou deux… Toute la culture vous propose donc une sélection de ses coups de cœur de l’édition cinquantenaire.
Les Rencontres d’Arles, qui s’étendent cette année jusqu’à Marseille dans le cadre du Grand Arles Express et gagnent quelques villes voisines comme Nîmes qui accueille une très belle exposition sur le tatouage en contexte pénitentiaire, est une manifestation qui ne connaît pas d’équivalent dans son domaine. Rendez-vous incontournable de la photographie, elle est l’occasion pour tout un chacun de “se faire l’œil”. Elle permet également, via ce médium si partagé qu’est devenu la photographie, de porter un regard profondément sensible et attentif sur le monde. Par-delà les frontières, les disparités culturelles, les différences de catégories sociales, elle permet de découvrir l’Autre. Elle permet de saisir l’humanité sous toutes ses formes, jusque dans les recoins les plus éloignés de notre planète. Et ce sont les artistes qui ont su le faire avec un véritable talent qui ont retenu la nôtre, d’attention.

En premier lieu, notre formidable coup de cœur va à la Grecque Evangelia Kranioti. Son exposition Les Vivants, les morts et ceux qui sont en mer nous a soufflé par son esprit baroque, le chatoiement des couleurs, leur saturation et la beauté sombre de ses compositions. Commissionnée par Matthieu Orléan, elle a trouvé son écrin à la chapelle Saint-Martin du Méjan. Là, se déploient plusieurs des projets de l’artiste, sous forme de films et de photographies. S’attachant aux divas de la marginalité, elle a suivi une transsexuelle brésilienne pour son projet Obscuro Barroco ; le film de 2018 est présenté dans son entièreté, au sein d’une alcôve de velours bleu nuit pour un moment de magie où l’image est transcendée par la musique… Vient ensuite la cohorte magnifique de prostituées qu’elle a rencontré dans les ports, ayant embarqué à bord de plusieurs cargos pour les besoins de ce qu’elle aime à appeler ses enquêtes “anthropo-photographiques”. Avec Exotica, Erotica, etc. (2015) et son projet autour de la vie de Sandy, une prostituée qui lui a ouvert sa porte, se dressent les vertiges d’existences au bord du gouffre aux côtés de moments d’intimité qui sont autant de portraits de familles recomposées au gré des hasards. Les aléas qui ont fait se rencontrer marins et belles-de-nuit ne s’insèrent pas dans un imaginaire tragique, misérabiliste ou voyeuriste avec Kranioti. Bien au contraire, ils semblent témoigner d’élans insoupçonnés de joie et de tendresse. Lauréate du prix de la photo Madame Figaro Arles 2019, Evangelia Kranioti fait partie des femmes photographes qui illuminent et vitalisent ces Rencontres.
Toujours dans le thème “Mon corps est une arme” de ces Rencontres qui se déclinent en quatre autres volets thématiques avec “Habiter“, “À la lisière” et “Relecture“, nous avons également pu admirer le travail de Libuše Jarcovjáková. Avec l’exposition Evokativ à l’église Sainte-Anne, cette photographe tchécoslovaque qui n’avait pas froid aux yeux nous plonge dans les bas-fonds pragois. La scénographie de ce site incontournable des Rencontres, donnant sur la place de la Mairie, se révèle particulièrement bien pensé. Avec plusieurs espaces correspondant aux lieux fréquentés par Jarcovjáková, le spectateur navigue de chapelle en chapelle. Le parcours, qui nous plonge dans le quotidien sous régime totalitaire, demeure au plus près de celui, sans fard, de la photographe. Tout au long de sa vie, Jarcovjáková qui a vécu à l’ère communiste, a ainsi documenté son intimité partagée avec ses compagnes et ses compagnons de vie, de travail ou de fête. Comme poches de résistance aussi, ces moments sont soigneusement engrangés par la photographe, qu’elle soit en compagnie de Rroms ou de travailleurs vietnamiens exilés pour les besoins du communisme, et avec qui elle a vécu, ou bien au cœur de la communauté LGBT du bar de la rue Bartolomejska, à l’ombre du siège de la StB, la police politique du régime.
Un peu plus éloigné du centre-ville, l’espace “Croisière” accueille entre autres l’exposition de la photographe chinoise Pixy Liao, intitulée Une relation expérimentale. Tout de l’artiste nous indique son humour et la distance avec laquelle elle joue des clichés attendus sur le couple. Salutaire en ce qu’il renverse les rôles classiques homme/femme, le regard porté sur sa relation est tendre et plein de malice. Pour son projet au long cours commencé en 2007, elle documente son concubinage avec son compagnon japonais. Elle a opté à cet égard pour le grand format dans son ambition de renouveler le genre du portrait. Composé avec soin, Commence ta journée par un bon petit déjeuner pris en commun nous montre l’artiste en train de manger une papaye sur le corps dénudé de Moro, allongé sur la table de cuisine. Les titres de ses clichés, comme on peut l’observer, servent sa vision poétique et décalée.
Pour la cinquantième édition, les Rencontres ont aussi pris le parti de l’archive. Ainsi des expositions La Saga des inventions et La Zone sur le site Croisière également, portant sur la vie des faubourgs parisiens avant leur remplacement par les HLM. Ce cinquantenaire est par ailleurs l’occasion de commencer un travail de fond sur les archives et la collection de photographies constituées au fil des ans par les Rencontres. En effet, depuis le début, les photographes exposés qui le souhaitent ont laissé leurs œuvres à Arles. En cinquante ans, une collection aujourd’hui riche de plus de 3 300 œuvres se retrouve au musée Réattu, le musée des beaux-arts de la ville. La collection, déposée au musée Réattu, est mise en ligne depuis cet été.
L’exposition La Movida, chronique d’une agitation, 1978 — 1988 documente quant à elle le mouvement de contre-culture madrilène du même nom. Dans les années 1980, la jeunesse en effervescence se ruait dans les concerts punks et s’inventait une nouvelle façon de vivre. Parmi les quatre photographes sélectionnés, Ouka Leele se démarque par son travail sur la couleur. Prenant en photo les tenants du mouvement ou de simples personnes rencontrées dans la rue, elle élabore avec ses modèles des portraits totalement extravagants. Le spectateur s’étonne d’un téléphone, d’un fer à repasser, d’un service à thé ou d’une pieuvre en guise de couvre-chef. Avec ses cibachromes aux tonalités warholiennes, Ouka Leele préfère l’excentricité d’un geste artistique audacieux à un enregistrement pur et simple de la réalité. Elle résume ainsi sa démarche : “il me semblait que mes souvenirs de l’expérience se perdaient avec la photo en couleur”. Elle choisit alors de photographier en noir et blanc avant de repeindre ses images et de les réarranger.

Entre réactivation d’expositions comme celle de Tom Wood avec ses portraits mères-filles, et celle de l’exposition Weston telle qu’elle fut présentée en 1970, en regard des images de Lucien Clergue, l’un des pères de la manifestation, les Rencontres parlent de l’histoire de la photographie en même temps que de sa propre histoire.
En parallèle de cet angle rétrospectif voulu par le 50e anniversaire, la programmation continue à faire la part belle aux talents émergents. C’est ainsi que nous avons pu découvrir des artistes comme Alys Tomlinson. Sa série Les Fidèles, d’un noir et blanc impeccable, digne des plus grands, se décline en une galerie de clichés saisissants. Figurant parmi les lauréat.e.s du prix découverte Louis Roederer, l’Anglaise est allé sur des lieux de pèlerinages à travers le monde. Mais c’est au pied des croix orthodoxes qu’elle s’est arrêtée. Et c’est en Biélorussie qu’elle a rencontré une religieuse du nom de Vera. Cette femme qui vit depuis vingt ans dans une ferme au milieu des chevaux et d’anciens prévenus émeut par son engagement spirituel. L’artiste a réalisé un court-métrage suite à cette rencontre. Le visiteur peut ainsi être en tête-à-tête avec ce personnage énigmatique, filmé avec une grande pudeur. À certains moments, lorsque l’éclairage est plus cru, il peut apercevoir les portraits d’autres sœurs du couvent, accrochés dans la pénombre de la salle de projection. Une façon de sauvegarder le mystère tout en donnant un rôle central à la lumière. Dans ce même espace, le visiteur peut venir contempler le travail des Américaines Stacy Kranitz et Meryl McMaster, qui revisitent de manière sensible l’histoire de la colonisation de l’Amérique du nord.
Signalons également les expositions plus “historiques” à ne pas manquer, comme celle d’Helen Levitt à l’Espace Van Gogh dont plus de 130 clichés sur les rues new-yorkaises sont montrés pour la première fois, et l’exposition sur la traversée transatlantique de Germaine Krull aux côtés de Lévi-Strauss accompagnant la sortie du livre Un voyage. Marseille-Rio 1941.
Visuels : affiche du festival signée ©Ouka Leele, avec l’aimable autorisation de l’Agence VU ; ©Evangelia Kranioti, Apenas sonhei com o mundo mas jamais o vi, série ”Obscuro Barroco”, courtesy de l’artiste ; ©Lucien Clergue, Flamant morts dans le sable, Phare de Pharaman, 1956, avec l’aimable autorisation de l’Atelier Lucien Clergue.