Fictions
D’une femme l’autre : un beau roman de Van Cauwelaert

D’une femme l’autre : un beau roman de Van Cauwelaert

06 May 2013 | PAR La Rédaction

Dans son dernier livre, « La Femme de nos vies », le romancier Didier Van Cauwelaert (Prix Goncourt 1994) boucle avec talent le récit d’une vie placée sous le signe de l’exception et d’un malentendu devenu vérité : un rescapé des camps, pris pour un surdoué qu’il n’est pas, se retrouve soixante ans plus tard face à la petite-fille de la femme qui lui a sauvé la vie, et finalement permis d’être ce qu’il est devenu : un grand professeur de physique. Un roman à l’intrigue complexe, mais qui, par son écriture sensible et concrète, parvient à incarner des idées fortes : comment vivre avec le poids du passé ? Dans quelle mesure peut-on choisir son identité ? Quand et pourquoi accepter que sa vie bascule ?

van cauwelaert le femme de nos viesC’est un roman fondé sur des faits historiques : l’élimination par les nazis, dès 1941, de milliers d’handicapés mentaux -ou déclarés comme tels. Le narrateur est un rescapé de ces opérations. Dans le dortoir de l’hôpital psychiatrique d’Hadamar qui le destine au gazage, ce jeune vacher allemand, autiste léger, accepte d’échanger son identité contre celle de David Rosfeld : épileptique surdoué, dont la mère, une astrophysicienne juive, a été éliminée par la Gestapo. « David » se retrouve alors dans le même temps juif d’adoption et dépositaire du secret du boson, nécessaire à la création de la bombe atomique. Transféré dans une école militaire où chiens de race et petits génies sont apparemment élevés dans le même but de servir le Führer, il découvre que sa directrice Ilsa Shaffner, nazie de la première heure, travaille en fait à un renversement d’Hitler et du Reich. Un double rôle que l’Histoire n’a pas retenu…

Cette Ilsa, qu’il a aimée, (« la femme de nos vies »), on la retrouve soixante ans plus tard sur son lit de mort, dans la désormais tranquille petite ville allemande d’Hadamar. C’est là que David, devenu entre temps un grand professeur de physique aux États-Unis, rencontre la petite fille d’Ilsa, Marianne, venue à contre cœur de France pour régler ses obsèques. Le roman se tisse autour de cette rencontre : celle d’un homme dont les débuts hors du commun rappellent ceux du personnage de Magneto dans la série des X men : réchappé de l’horreur, amené à faire un exposé de physique nucléaire devant Hitler à 15 ans, avant de partir en sous-marin vers le continent américain où il se retrouvera assistant d’Albert Einstein… et d’une avocate française des années 2010, qui cherche à balayer de sa vie cette aïeule au passé honteux, dont le souvenir continue pourtant de plomber son existence.

Bien que Marianne cherche d’abord à s’y dérober, le dialogue s’instaure. De part en part du livre, c’est pourtant toujours la voix de David que l’on entend, tandis qu’alternent le flux de son récit et des bribes de la conversation qui, tout doucement, nait entre eux dans un bar d’hôtel feutré, puis se déploie dans l’air de quelques lieux d’Hadamar chargés de souvenirs. La grande réussite du livre vient de ce que l’on se prend à s’intéresser autant à cette histoire incroyable et proprement romanesque, qu’à la manière dont le récit va être reçu par celle qui l’écoute. Au fil de la lecture, on éprouve un plaisir certain à sentir que ce beau personnage de septuagénaire hédoniste, sachant parler aux femmes et choisir le bon vin, parvient peu à peu à apprivoiser la sévère petite fille du grand amour de sa vie, et à lui faire accepter la vraie version de son histoire.

« Je m’interromps, pardon. Il me faut quelque chose de plus fort. Schloss Kohannsberg, bitte. C’est un vin de glace, vendangé la nuit en décembre, à la lueur des phares. Danke shön Il dit que la choucroute arrive. Non, ça ira, mais… Je n’ai raconté cette histoire qu’à une seule personne, et il y a si longtemps. Même ma femme n’en a jamais rien su. J’ai toujours eu besoin d’être… vraiment lui, vous comprenez ? » (p. 42)

Être vraiment celui qu’il n’est pas, toute une vie durant. Cet exploit pourrait rappeler, dans une certaine mesure, celui du personnage de La tache de Philip Roth, à ceci près que le choix de Coleman Silk, (d’origine afro-américaine), de passer pour juif, devient une source d’angoisse et de remords là où, à la fin de sa vie, notre héros David Rosfeld, se déclare heureux et fier d’avoir su assumer ce doublage existentiel de bout en bout. Si le premier était une version tragique d’un existentialisme pris au pied de la lettre (je suis celui que je choisis d’être) le second en est la version la plus optimiste qui soit : c’est en acceptant de prendre la place d’un jeune surdoué refusant de continuer à vivre dans ce monde plein de bruit et de fureur, qu’il a pu développer son intelligence. C’est en faisant sien un nom juif qu’il l’a fait survivre, lui donnant la plus grande pérennité qui soit : celle d’une découverte scientifique.

S’il y a un substrat philosophique à cette histoire, c’est l’idée que les vérités scientifiques sont intrinsèquement liées à des vérités morales, éthiques, et même psychologiques : le secret du boson de Rosfeld, cette particule invisible qui permet de découvrir la bombe atomique est aussi « la particule de Dieu, que nous portons tous en nous. Se sentir pareil à un animal ou à un brin d’herbe, (c’est)… l’intelligence du cœur… la seule qui permet de comprendre comment fonctionne la vie. » (p. 52).

L’intérêt du livre ne se résume fort heureusement pas à ce message, qui n’en est pas l’aspect le plus original. Il reste grand, tant du point de vue de la force de l’imagination que de son écriture, et par ce jeu d’échelle réussi entre les récits de la grande Histoire et les non-dits des petites vies.

Didier Van Cauwelaert, « La femme de nos vies » Albin Michel, 27 février 2013, 294 p.

Melisande Labrande.

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