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[Critique] “Nymph()maniac” vol. 1 de Lars von Trier, version non censurée à Berlin

[Critique] “Nymph()maniac” vol. 1 de Lars von Trier, version non censurée à Berlin

10 February 2014 | PAR Olivia Leboyer

Après Antichrist et Melancholia, Nymph()maniac vient compléter le triptyque de Lars von Trier. La dépression, la mélancolie, la nymphomanie, trois déclinaisons possibles, aussi bien masculines que féminines, de la haine de soi. Brillant, drôle, un peu triste et touchant, Nymph()maniac est un très beau film.

[rating=5]

Nymphomaniac1

Curieusement, ce Nymph()maniac frappe et bouleverse par sa sensibilité. La conversation impromptue, pleine d’absurdités, de chausse-trappes et d’humour, qui se noue entre Joe (Charlotte Gainsbourg) et le vieux Seligman (Stellan Skarsgard) est tantôt très frontale et tantôt détournée sur d’étranges sentiers. Joe raconte son addiction au sexe, qu’elle insiste pour nommer nymphomanie, tandis que Seligman établit des parallèles plaisants avec d’autres occupations, comme la pêche à la mouche ou la connaissance de Bach. Et pourquoi pas ? Les beaux yeux de Charlotte Gainsbourg passent en un éclair de la mélancolie profonde à l’espièglerie enfantine. Si ce qu’elle a est une maladie, c’est bien la sienne, elle lui appartient en propre. Cette chasse sexuelle qu’elle mène depuis tant d’années, elle est capable d’en parler, de compter les partenaires, de détailler leurs particularités. Cette expérience très physique, elle peut, si elle le veut, la construire comme une équation, en faire quelque chose de beau. Ou pas. Au fil de la discussion entre Joe et Seligman, l’humour permet de maintenir une certaine distance avec les événements racontés. Et, de toute façon, Joe entretient avec elle-même une distance assez considérable pour brouiller les pistes. A-t-elle aimé ? Oui, sans doute : son père, admiré et chéri, puis ce jeune homme nommé Jérôme (Shia Labeouf, très charmant), qui revient dans le récit de manière récurrente. Quand Jérôme surgit, tel un héros de roman à deux sous ou le nombre d’or idéal, Seligman n’y croit pas vraiment et questionne. Mais, lui répond Joe, pourquoi ne pas croire à ce personnage-là et gober tout le reste ? Comment savoir ce qui est vrai et ce qui relève du fantasme, de l’invention ? Avoir couché avec onze partenaires le temps d’un voyage en train, ce n’est pas non plus extrêmement crédible. Ici, nous entendons un récit, forcément subjectif et biaisé. Et nous voyons des images : celles de la gracile Stacy Martin, corps conquérant et offert. Les scènes de sexe sont belles, très simples, factuelles. Juste des corps, filmés avec autant de précision et d’attention que les feuilles des arbres. Cette frénésie de sexe a, bien sûr, quelque chose de triste, d’un peu détraqué. Il s’agit de combler un manque, une peur panique de la mort (la scène d’hôpital, où Joe veille son père mourant, est éprouvante), mais aussi d’additionner, d’atteindre, avec tous ces hommes, une somme. 3 + 5 = 8, c’est ainsi qu’a débuté son expérience sexuelle ou, du moins, ce qu’elle veut bien en dire. Car il est plus facile de se cacher derrière des chiffres plutôt que d’écrire une lettre d’amour et de l’envoyer à l’intéressé. A certains moments, Joe n’a plus de sentiments, ne les retrouve plus. Ce vide la laisse déconcertée ou amusée par les réactions des autres, qu’elle peut blesser par mégarde. A d’autres moments, ce sont les sensations qui disparaissent. La pratique consciencieuse, appliquée, du sexe colmate momentanément tous ces espaces vides.

Joe et Lars von Trier se montrent ici francs avec le sexe et pudiques avec les mots et les sentiments. Nymph()maniac choisit de préserver le mystère de sa lettre O manquante, et c’est très beau.

Nymph()maniac vol. 1, de Lars von Trier, Danemark, 145 minutes, avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Skarsgard, Stacy Martin, Shia Labeouf, Christian Slater, Uma Thurman. Version non censurée présentée à la Berlinale.

visuels: affiche et photo officielles du film.

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Olivia Leboyer
Docteure en sciences-politiques, titulaire d’un DEA de littérature à la Sorbonne  et enseignante à sciences-po Paris, Olivia écrit principalement sur le cinéma et sur la gastronomie. Elle est l'auteure de "Élite et libéralisme", paru en 2012 chez CNRS éditions.

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