Une Lucia di Lammermoor sanglante et mémorable à Zürich
L’Opera de Zürich reprenait cette année la production de Lucia di Lammermoor créée en 2020 dans des conditions difficiles (jauge réduite à 100 spectateurs, artistes éclatés dans plusieurs lieux). Cette saison, l’opéra de Donizetti était servi par un couple exceptionnel : Lisette Oropesa dans le rôle-titre et Benjamin Bernheim dans celui d’Edgardo, déjà réunis récemment dans la même œuvre avec grand succès à l’Opéra d’Etat de Vienne. Tous deux ont obtenu à nouveau en Suisse un triomphe mérité.
Inspirée de l’œuvre éponyme de Walter Scott, Lucia di Lammermoor est une œuvre typique annonciatrice du romantisme dans laquelle, comme souvent, l’amour est contrarié dans des haines ancestrales. Les familles Ravenswood et Ashton, éternelles rivales abritent pourtant l’amour de Lucia et Edgardo. Mais la ruine amène Enrico Ashton à promettre en mariage sa sœur au riche Arturo Buclaw. Pour la convaincre il monte un subterfuge montrant la supposée infidélité de son amoureux et elle accepte a contrecœur l’union non désirée. Mais elle perd la raison et tue son mari forcé lors de sa nuit de noces.
La production de Tatjana Gürbaca, transposée dans un environnement moderne (au lieu du XVIe siècle initial), reste fidèle à l’esprit de l’œuvre et à sa localisation en Écosse, mais s’appuie pour justifier le déroulement de l’histoire sur des ressorts psychanalytiques. Ainsi, le prologue fait apparaitre en flashback que Lucia est victime dès l’enfance d’un traumatisme (vraisemblable tentative d’inceste par un homme à tête de taureau) dont son frère ne la protège pas, mais dont elle est sauvée in extremis par son ami d’enfance Edgardo. Dès lors, la scène tournante, comme un symbole du cerveau tourmenté de l’héroïne, fait apparaitre tous les décors similaires dans une multiplicité d’univers parallèles, avec des dédoublements de personnages. Le lit devient ainsi un des éléments symboliques que l’on retrouve dans tous les tableaux, chambre, puis jardin fleuri où les amoureux se jurent fidélité dans la deuxième scène. Il devient ensuite lieu de fête lors du mariage, puis espace d’affrontement, dans le duo nocturne rempli d’un arsenal d’armes, puis le lieu du crime sanglant, et enfin tombe lors de la scène finale.
Quelques idées visuelles intéressantes (le Sextuor, climax dramatique et musical devenant une scène de bagarre au ralenti) n’empêchent pas certains détails de mise en scène de friser le ridicule, avec parfois des rires étouffés dans la salle, comme dans l’escalade d’armes – fusil mitrailleur contre masse d’armes – en vue du duel entre Edgardo et Enrico.
Dans la fosse Andréa Sanguinetti livre une exécution de qualité, mais sans grande finesse ni originalité, tirant cependant le meilleur parti de l’orchestre et du très efficace chœur de l’Opéra de Zürich, lui même très impliqué dans la mise en scène et musicalement très bien préparé par Janko Kastelic.
La soprano américaine d’origine cubaine Lisette Oropesa est aujourd’hui l’une des plus remarquables interprètes de Lucia, rôle dans lequel elle a été unanimement acclamée ces dernières années à Londres, Madrid, Barcelone, et tout récemment à Vienne. Elle reprendra d’ailleurs ce rôle à nouveau au Festival de Salzbourg cet été, ainsi qu’à la Scala de Milan en 2023. Elle maîtrise avec une incroyable aisance toutes les difficultés de ce rôle redoutable, grâce à une technique parfaite au service d’une implication exemplaire dans ce rôle de femme tiraillée dans ses sentiments, et dont la folie est le seul exutoire pour échapper à ses contradictions. Ses vocalises sont sans faille, et parées de demi-teintes somptueuses et d’un timbre lumineux jusque dans le suraigu. Son interprétation du “Regnava nel silenzio” est empreint d’une gravité, et d’une superbe intensité dramatique dans l’évocation du traumatisme initial. Sa scène de la folie est également d’une grande poésie malgré le sang omniprésent, avec la belle flûte de Maurice Heugen, faute d’harmonica de verre..
A ses côtés, Benjamin Bernheim, qui vient de faire sa prise de rôle cette année, livre un Edgardo magnifique et d’une extrême élégance. Sa voix chaude et claire se pare d’un éclat et d’une brillance idéale dans les passages les plus exigeants grâce à un remarquable phrasé, et un aigu facile. L’agilité et la maitrise de la ligne dans le duo du premier acte avec Lisette Oropesa, dont la voix s’accorde superbement à celle du ténor, en font un des sommets de la soirée. Mais il sait aussi délivrer les plus merveilleuses demi teintes, et sa scène finale “Tu che a Dio spiegasti l’ali” tire au public une émotion intense, qui en fait un pendant étonnant de la scène de la folie de Lucia.
Sans démériter, le reste de la distribution n’atteint pas les mêmes sommets. Avec un timbre puissant, malgré quelques aigus un peu forcés, Massimo Cavalletti livre un solide Enrico, aveuglé par l’honneur de sa famille et la tradition ancestrale. Avec son magnifique timbre et son aisance, le ténor Andrew Owens est luxueux dans le rôle très court du mari assassiné Arturo. En revanche le Raimondo de Vitalij Kowaljow est bien sommaire et ne convainc pas dans un rôle auquel il n’apporte pas la noblesse nécessaire. La distribution est complétée par les très honnêtes Alisa de Roswitha Christina Müller et Normanno de Iain Milne, ténor écossais très à l’aise en kilt.
Le public zurichois a réservé un triomphe à Lisette Oropesa (qui faisait ses débuts dans cette salle) et Benjamin Bernheim, déjà familier des lieux, en leur décernant une standing ovation bien méritée. Leur alchimie vocale et leur entente en scène sont flagrantes et nul doute qu’on les retrouvera ensemble avec plaisir dans des prochaines œuvres communes à leurs répertoires, tant dans le belcanto italien que dans l’opéra français.
En marge de ces représentations de Lucia di Lammermoor, nous avons eu la chance de pouvoir discuter avec chacun de ces deux artistes sur les actualités de leurs carrières : deux interviews à lire très bientôt dans nos colonnes.
Crédit photos : © Toni Suter / Opernhaus Zürich