Théâtre
Ubü Király : adaptation fidèle et singulière d’Ubu Roi de Jarry

Ubü Király : adaptation fidèle et singulière d’Ubu Roi de Jarry

14 November 2012 | PAR Bastien Stisi

Ubü Király, ou la traduction hongroise de Ubu Roi (1896), la géniale pièce adolescente du précurseur Alfred Jarry, œuvre pionnière du surréalisme, du théâtre de l’absurde et du bordel scénique organisé, donnait hier soir sa première représentation. Sur la scène aérée de l’Athénée, le metteur en scène Alain Timar et la troupe roumaine de Cluj revisitent ce classique ultime de la littérature française et du théâtre international, en parvenant à respecter l’oeuvre originelle sans oublier de la teinter d’une originalité singulière.

Ubuesque, le projet conjointement mené par le théâtre de l’Athénée et par Alain Timar l’est véritablement : mettre en scène une troupe théâtrale de roumains, qui parlent hongrois (particularisme singulier !) qui interprètent à tour de rôle, dans leur langue maternelle, les personnages de Père et de Mère Ubu, au sein d’une cacophonie permanente mêlant onomatopées animalières et burlesques et traductions aléatoires de la pièce, c’est définitivement faire honneur à la pensée de son créateur et de sa subversion amorale viscérale.

Une fanfare bruyante et clownesque introduit le spectacle, orchestre baroque qui servira de fond sonore quasi permanent à la représentation. La scène, immédiatement, est inondée par les pitreries de la troupe et par ses douze membres qui s’élancent, vivifiants et survoltés, à la poursuite des aventures de “Papa Ubu” et de Mama Ubu”, dénominations slavisées que les acteurs répètent inlassablement et avec une élocution accentuée. Interprété quasiment exclusivement en hongrois (seules quelques bribes de paroles sont parfois prononcées en français), le texte originel est projeté en français sur deux écrans au-dessus de la scène. L’occasion pour Timar d’attirer d’abord l’attention du public sur la mise en scène et sur la gestuelle des personnages, davantage que sur les paroles. Ubu Roi ayant beau être un classique absolu, les spectateurs des premiers rangs ne peuvent toutefois s’empêcher de lever la tête et de jeter un coup d’oeil aux surtitres surélevés qui illustrent les nombreuses paroles allogènes que prononcent les acteurs.

Rivalisant de mimiques et de clowneries grotesques, les acteurs, infatigables et parfaitement calibrés pour le spectacle, se mélangent en même temps que les personnages, et entrent à tour de rôle dans la peau des deux icônes centrales de l’oeuvre de Jarry, Père Ubu et Mère Ubu, dont les formes et les rondeurs sont amplifiées par des bouts de papiers grossièrement introduits dans les vêtements hypers moulants des comédiens.

Le personnage de “Papa Ubu”, trop sûr de sa force et de son succès pour vraiment se rendre compte des manipulations de sa femme et de la trahison foireuse qui s’organise sous ses yeux, se montre semblable à la création de Jarry. Grossier, couard, vénal, vulgaire, cruel, conspirateur et criminel, le novice dictateur et son allure ventripotente, assoiffé d’andouilles et de monnaie, se montre magistral de cruauté et d’idiotie en même temps qu’il se fait le vecteur des bassesses les plus primaires de l’humanité. La deuxième scène du troisième acte, qui voit l’usurpateur Ubu envoyer successivement “dans la trappe” les nobles, les magistrats et les financiers, afin d’asseoir son pouvoir en même temps que l’épaisseur de son trésor, est un véritable moment d’anthologie humoristique et satirique.

Autre personnage central de la pièce, le capitaine Bordure est ici, plus encore que chez Jarry, la caricature d’une virilité soldatesque et stupide, lui qui voit son membre procréateur particulièrement grossi et marqué, comme le sont le fessier et la poitrine de “Mama Ubu”, qui ajoute au machiavélisme sournois de Lady Macbeth une relation adultère avec ledit capitaine.

Avec l’adaptation de Père Ubu, Alain Timar n’en est pas à son coup d’essai. Fondateur et directeur du Théâtre des Halles à Avignon et familiarisé avec la mise en scène du théâtre de l’absurde (Fin de Partie de Becket, 2008, Rhinocéros de Ionesco, 2010), l’auteur, d’origine hongroise, s’est frotté aux plus grands noms de la scène théâtrale du vingtième siècle, de Novarina à Gao Xingjian en passant par Jean Genet. Patrice Martinet, directeur de l’Athénée, ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur le travail de son collaborateur : “C’est peut-être le meilleur Ubu Roi que j’ai vu, et en tous cas une mise en scène qui questionne bien des idées reçues“. Le public ne s’y trompe pas, et salut chaleureusement la troupe au terme de la représentation.

L’œuvre initiale de Jarry ambitionnait la transgression des règles théâtrales et morales, la destruction des conventions, la subversion par le biais de l’art le plus déroutant, le chaos véritable qui ne laisserait même pas l’occasion à sa pièce d’arriver à son terme…Que Jarry sommeille sereinement et ne prenne la peine de se retourner dans sa tombe devant l’adaptation orchestrée par Alain Timar : en revenant en coulisses après une série d’applaudissements méritoires, la troupe roumaine de Cluj, après un tohu-bohu final sonore et frénétique, laisse la scène dans un état aussi salasse et délabré que la morale de la pièce et de ses personnages centraux, Père Ubu et Mère Ubu, anti-héros décadents par excellence…

Visuels : (c) Biro Itsvan

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Bastien Stisi
Journaliste musique. Contact : [email protected] / www.twitter.com/BastienStisi

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