Théâtre
Festival RéciDives: “Longueur d’ondes”, un théâtre visuel qui frappe au coeur

Festival RéciDives: “Longueur d’ondes”, un théâtre visuel qui frappe au coeur

15 July 2019 | PAR Mathieu Dochtermann

Programmé à la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette et au festival RéciDives, Longueur d’ondes, histoire d’une radio libre est une création de 2018, que l’on doit à Bérangère Vantusso (compagnie trois-six-trente) pour la mise en scène associée à Paul Cox pour la mise en images. Par le truchement d’un théâtre visuel s’inspirant du kamishibai japonais, cette œuvre poignante se propose comme un drame documentaire sur une aventure humaine et radiophonique d’une très grande puissance. Profondément émouvant, servi par des comédiens formidables, cette pièce fait souffler un vent d’émancipation en provenance de l’année 1979. Un bijou.

Pirateries radiophoniques sur fond de lutte sociale

Deux événements se croisent ici par la grâce du théâtre, joints au travers des années qui les séparent par le geste artistique de Bérangère Vantusso.

Premier événement, déclencheur pour la metteure en scène : Nuit Debout. Second événement, précurseur, qui fournit le matériau du spectacle : l’histoire de Radio Lorraine Cœur d’Acier, qui, de mars 1979 à juin 1980, a constitué une expérience annonciatrice des radios libres de la décennie suivante. Née à l’initiative de la CGT, cette radio pirate est initialement consacrée à relayer la lutte des ouvriers lorrains pour la défense des emplois dans l’industrie sidérurgique.

Cependant, la présence de journalistes dans la station a rapidement permis à Lorraine Cœur d’Acier de transcender cette destinée originelle, pour devenir le lieu d’une parole libre et populaire, où les sans-voix ont trouvé une place pour dire et se dire. Une formidable aventure d’émancipation, par laquelle des problèmes depuis longtemps invisibilisés sont enfin mis en lumière, et qui forment un matériau dramaturgique de premier choix.

La population de Longwy, d’où la radio émettait, ne s’est d’ailleurs pas trompée sur l’importance de ce qui se jouait. Radio Lorraine Cœur d’Acier était largement écoutée, et les lorrains ont cotisé pour qu’elle survive, ont lutté contre le brouillage mis en place par les autorités, ont protesté contre la présence de cordons de CRS…

Une transposition au plateau placée sous le signe de la simplicité

Pour porter cette histoire au théâtre, Bérangère Vantusso a fait le choix d’une mise en scène très épurée. Cela a la vertu d’abolir la distance de la représentation théâtrale et d’autoriser le public à se sentir partie d’une aventure dont il est convenu qu’elle lui est racontée. Ainsi, les interprètes sont déjà en scène au moment de l’entrée des spectateurs, et les lumières salle restent allumées tout du long de la représentation.

Par ailleurs, cette dernière ne doit pas nécessairement avoir lieu dans un théâtre : un gymnase, une salle de classe, accueilleront tout aussi bien ce dispositif, techniquement et scénographiquement léger. C’est un choix qui a du sens, car il permet au spectacle d’aller plus facilement à la rencontre des publics, tout comme Lorraine Cœur d’Acier pouvait être captée par toutes celles et tous ceux qui étaient à portée de son émetteur.

Pourtant, une partie du spectacle repose sur des documents d’archives radiophoniques. Et une autre repose sur la reconstitution de certaines prises de parole par les deux comédiens au plateau, parlant dans des micros. Aussi le dispositif sonore est-il un élément central du spectacle. Pour autant, la reconstitution symbolique du studio, qui sert en fait de régie, tient sur une simple table posée à cour, complète avec son haut-parleur intégré et sa table de mixage opérée en direct par un ingé son qui reste à vue tout du long du spectacle.

Théâtre visuel et kamishibai

Dernier élément de la scénographie, à fond de scène, une série d’étagères portant des plaques coulissantes sur lesquelles sont peintes des images.

En effet, pour donner sa dimension visuelle au spectacle, le choix a été fait de s’inspirer de deux techniques traditionnelles japonaises liées à l’art du récit, qui supposent toutes deux la manipulation d’images : le kamishibai et le dogugaeshi. C’est alors une sorte de roman graphique qui se crée au fur et à mesure du spectacle, en contrepoint à ce qui se dit.

Le peintre et illustrateur Paul Cox a été sollicité pour créer les dessins portés par les panneaux coulissants, qui peuvent tout aussi bien recomposer une grande image que porter individuellement des images distinctes. Leur rôle n’est pas illustratif, au sens que les images ne représentent pas servilement ce qui est articulé par la parole. Les symboles utilisés, souvent assez naïfs, interrogent, surprennent, étendent le récit vers d’autres dimensions poétiques.

C’est un langage visuel clair, en lignes simples et en couleurs vives et contrastées, qui s’invente au fur et à mesure que les panneaux sont révélés, puis rangés ou au contraire couchés sur scène par les deux comédiens. Paul Cox a travaillé avec les comédiens, pendant les répétitions, pour aboutir à un haut degré d’imbrication entre l’image et la parole.

Un brillant théâtre de comédiens, avant tout

En effet, puisqu’il s’agit d’une aventure radiophonique, la voix reste reine pour en rendre compte. Voix enregistrées des femmes et des hommes qui ont participé à faire Lorraine Cœur d’Acier, voix des deux comédiens qui assurent la narration et rejouent, en direct, quelques prises de parole particulièrement fortes ou significatives ayant eu lieu à l’antenne.

Le choix des textes restitués s’est fait au sein d’un vaste corpus d’archives, par un processus de co-sélection associant metteuse en scène et comédiens. Ces derniers, investis de ces choix informés par l’écoute de dizaines d’heures d’archives, se sont chargés de cette histoire avant de la restituer.

Au-delà d’un simple rôle d’interprètes qui diraient – même avec justesse – un texte qu’on leur aurait donné, ils se sont donc faits dépositaires d’une mémoire. Cela confère à leur jeu une profondeur et une authenticité qui n’aurait peut-être pas été présente sinon.

Que ce soit Marie-France Roland ou Hugues De La Salle, les deux comédiens sont d’une très grande justesse. Capables de se faire fragiles comme véhéments, selon les besoins, ils se relaient au micro pour incarner journalistes ou invités de la radio. Une partie de la convention est établie explicitement au début du spectacle – Hugues jouera le rôle des journalistes, par exemple – mais en tout état de cause les bascules entre les personnages, tout en étant fluides, sont toujours extrêmement claires.

Un écho du passé profondément émouvant

Au-delà de la qualité de l’interprétation, ce qui émeut profondément, dans cette pièce, est l’authenticité de la parole re-articulée. On sent de façon très claire et très forte le point auquel les personnes dont on entend les mots ont été transformées, bouleversées par l’expérience de la parole libérée.

Mais on entend aussi et surtout, dans des mots désarmants d’honnêteté, l’immense souffrance de toute une population déconsidérée, à l’existence extrêmement dure, aux corps brisés par le labeur ou les maltraitances. Une souffrance jusque là muette ou presque, mais qui trouve enfin là le moyen de se dire.

Car ce qui est bouleversant, également, dans le sujet traité et dans la matériau choisi, c’est la beauté de cette émancipation, la fragilité d’une parole qui se trouve, la violence aussi avec laquelle sortent les mots quand ils ont été tus pendant trop longtemps. Ces femmes, ces travailleurs immigrés, ces ouvriers très tôt déscolarisés qui se révèlent dans leur humanité, qui s’emparent avec une fierté rageuse de la possibilité de participer au débat, sont des personnages magnifiques. Et ils le sont d’autant plus qu’ils ont réellement existé.

La force du récit, la grâce de la sobriété

Tout concourt à la réussite de ce spectacle : la qualité des interprètes, l’intelligence de l’écriture, la force des images employées, la puissance des mots réellement prononcés et des existences réellement vécues.

Mais ce qui sert peut-être mieux le spectacle est tout ce qui en est absent. Pas de pathos. Pas de paternalisme bon ton. Pas de distribution pléthorique, de scénographie lourde, de recours aux arts numériques, de moyens techniques aussi encombrants que dispendieux. Effacement des égos et des effets de manche, au service de paroles essentielles, à faire entendre à nouveau.

C’est cette sobriété, ce choix élégant du dépouillement, qui laisse le public s’inviter dans le spectacle, sans qu’aucun obstacle ne soit mis à son immersion. La fluidité d’ensemble est admirable, également.

C’est donc une œuvre très belle et émouvante, en même temps que très intelligente et utile.

A voir pour soi-même, à recommander pour en faire le cadeau aux autres.

Un documentaire radiophonique magnifique, Un morceau de chiffon rouge, par Pierre Barron, Raphaël Mouterde et Frédéric Rouziès, édité par La Vie Ouvrière éditions en 2012, peut également permettre de découvrir cette épopée fondatrice.

 

DISTRIBUTION

Mise en images : Paul Cox
Mise en scène : Bérangère Vantusso
Avec : Hugues De La Salle, Marie-France Roland
Collaboration artistique : Guillaume Gilliet
Scénographie : Cerise Guyon
Lumière : Jean-Yves Courcoux
Son : Mélanie Péclat
Costumes : Sarah Bartesaghi-Gallo
Régie générale et son : Thomas Clément
Visuels : © Jean-Marc Lobé

 

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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