Marionnette
“Sueño”: rêver doux, rêver plus fort que toutes les avanies

“Sueño”: rêver doux, rêver plus fort que toutes les avanies

21 September 2021 | PAR Mathieu Dochtermann

Sueño, le nouveau spectacle de théâtre de marionnettes de la compagnie Singe Diesel faisait sa première au Festival mondial ce lundi 20 septembre. La qualité de construction reste sidérante, et on y retrouve avec plaisir la poésie un peu loufoque et totalement onirique de Juan Perez Escala.

La compagnie Singe Diesel semble enfin recueillir toute l’attention qu’elle mérite. Après avoir présenté Kazu au public carolomacérien en 2019, c’est Sueño qui a enchanté cette fois-ci le public.

Une fiction pas tout-à-fait fictive

Suivre un spectacle de la compagnie Singe Diesel, c’est accepter de faire un voyage qui prend son temps, qui fait décrit des boucles paresseuses et des méandres, comme une rivière calme et un peu malicieuse. Comme d’habitude, la narration est fragmentée en une myriade de petites histoires portées par une multitude de marionnettes qui sortent au fur et à mesure de leurs cachettes. Comme d’habitude également, le spectacle est tenu par un fil rouge, une méta narration qui est ici celle du destin d’un sans-abri, immigré argentin, qui rêve éveillé à ce qui peut, malgré sa situation d’exclusion, le rendre heureux. Et c’est le pouvoir du rêve qui lui permet d’accéder à ce bonheur.

Cette fable n’est pas totalement posée ici par hasard. Juan Perez-Escala est argentin, immigré en France, et il s’est appuyé sur ses souvenirs des bidonvilles de Buenos Aires pour tisser la trame de son spectacle. Ce jeu de trouble entre le réel et la fiction poétisée est, de toutes les manières, l’une des signatures de l’artiste.

La patte d’un facteur de marionnette de génie

L’univers plastique est absolument réussi. La scénographie donne à voir une espèce de campement de fortune, fait de bric et de broc, traversé par une ligne électrique. Incongru, un vieux piano droit traîne au fond, adossé à des murs faits de tôle. C’est bien agencé, tout-à-fait réaliste en même temps que ça a un petit côté charmant, doux et désuet… onirique?

Ce qui laisse complètement pantois, c’est l’extraordinaire qualité des marionnettes, presque toutes des muppets en mousse, dont le traitement hyper soigné porte la patte inimitable de Juan Perez-Escala. Dans un très délicat équilibre entre traitement réaliste et exagération presque cartoonesque – une collègue marionnettiste à la sortie comparait une des marionnettes avec un personnage de Hayao Miyazaki – la précision du travail des visages leur permet une expressivité d’un réalisme absolument extraordinaire. On a définitivement affaire à l’un des constructeurs les plus doués de la marionnette contemporaine.

Une interprétation humble et précise

Si les marionnettes réussissent ces allers-retours entre réalisme et imaginaire, c’est aussi du fait de la manipulation très inspirée de Juan, qui sait de mieux en mieux s’effacer derrière ses marionnettes pour leur laisser porter l’histoire. Il s’en détache parfois de façon un peu abrupte, mais tant qu’elles sont en jeu il s’investit entièrement dans leur présence, pour les charger de façon très forte et convaincante.

Il faut souligner un fait peu commun : parce que son personnage est aveugle, Juan Perez-Escala manipule lui-même à l’aveugle. Un bandeau sur les yeux, il se repère grâce à des reliefs marqués sur le plateau. Ce qu’il arrive à faire malgré cette prise de risque force l’admiration… mais peut-être s’efface-t-il, du coup, d’autant mieux dans le jeu, qu’il ne peut de toutes façons avoir aucun contact visuel avec le public.

Malgré le fait que sa langue natale soit l’espagnol, ce qui donne l’occasion d’entendre un accent qui ne manque pas de charme, l’interprète porte le texte avec précision et fluidité. Sans jamais trop en faire, il arrive à donner des voix clairement différentes à ses personnages, ce qui leur confère une épaisseur supplémentaire. Le jeu de double, dans le dialogue avec certaines d’entre elles, est délicieux.

Rêver la réalité

Le charme des spectacles de la compagnie tient aussi à cette approche très poétique, qui fait des détours par l’humour et des images mentales surréalistes, pour traverser des sujets lourds et graves, comme la thématique de la folie ou du déracinement. L’enchaînement des petites histoires dessine graduellement, comme s’il s’agissait d’un tableau expressionniste, un propos de fond qui n’est jamais complètement une critique précise du réel, mais jamais non plus une divagation purement gratuite.

Parce que le spectacle est très jeune, quelques rares scènes cherchent encore un tout petit peu leur justesse. Le rythme du spectacle, morcelé en petites saynètes, va encore gagner en énergie avec le temps. Mais tout est déjà en place pour entraîner le public dans une ballade douce-amère au travers du monde onirique de Sueño.

L’accompagnement musical discret et sensible de Vincent Roudaut complète très bien cette combinaison gagnante. La mise en scène laisse la place au jeu de respirer, tout en permettant des effets d’apparition-disparition qui réussissent plutôt bien.

On espère que ce spectacle trouvera une longue tournée, et que de nombreux spectateurs auront le bonheur de découvrir la poésie fantaisiste et modeste de cet artiste qui gagne à être connu. Pour l’instant, on peut dire qu’il sera accueilli le 12 octobre au Sablier (Ifs / Dives-sur-Mer), le 12 novembre à l’Espace Jéliotte (Oloron-Sainte-Marie), les 8 et 10 décembre au Théâtre à la coque (Hennebont), et le 17 décembre au Théâtre Halle Roublot (Fontenay-sous-Bois).

 

GENERIQUE

Texte, mise en scène, jeu, manipulation : Juan Perez Escala Musique, jeu, regard complice : Vincent Roudaut
Aide à la dramaturgie : Serge Boulier
Regard extérieur : Pierre Tual
Construction marionnettes : Juan Perez Escala, Antonin Lebrun, Eglantine Quellier
Décor et Lumières : Vincent Bourcier

 

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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