Théâtre
Simon Gauchet, metteur en scène de “L’Expérience de l’arbre” : “Le théâtre Nô est une machine à voyager dans le temps”

Simon Gauchet, metteur en scène de “L’Expérience de l’arbre” : “Le théâtre Nô est une machine à voyager dans le temps”

06 December 2019 | PAR Julia Wahl

Simon Gauchet a présenté cette année à la Maison de la Culture du Japon et au Théâtre de la Paillette, lors du festival du TNB L’Expérience de l’arbre, une pièce de théâtre élaborée au cours de sa résidence à la Villa Kujoyama. Il a bien voulu répondre à nos questions sur ce spectacle et sur le théâtre Nô, qui l’a abondamment inspiré.

Votre pièce LExpérience de larbre est le fruit d’une collaboration avec un acteur de théâtre Nô, Tatsushige Udaka et d’une résidence à la Villa Kujoyama. Pourquoi cet intérêt pour le Japon ?

Il y a dix ans, je suis parti vérifier les visions et les rêves d’Artaud et de tous ces metteurs en scène fascinés par le théâtre asiatique, qui a ressourcé leur pratique. Je voulais visiter des endroits dans lesquels la fonction du théâtre était différente de celle que nous pouvons connaître en Occident. J’ai particulièrement travaillé sur le rôle du théâtre dans les cérémonies d’exorcisme indonésiennes, durant lesquelles on assiste à une sorte de psychanalyse collective extrêmement puissante. Quelques mois plus tard, je suis arrivé au Japon et j’avais un numéro de téléphone en poche, celui de Tatsushige Udaka, un jeune acteur de Nô à peine plus âgé que moi. Pendant un mois, il a commencé à m’apprendre son théâtre millénaire. Lors de ma dernière leçon, alors que je souhaitais le payer, il a refusé et m’a dit qu’il préférait que je revienne un jour pour lui transmettre mon théâtre. C’est le point de départ de lExpérience de larbre. Dix ans plus tard, cette résidence à la villa Kujoyama m’a permis de tenir cette promesse.

Plus qu’une reconstitution académique du théâtre Nô, votre œuvre cherche à mêler théâtre contemporain et théâtre classique japonais. Que vous a apporté votre connaissance du théâtre Nô sur le plan esthétique ? Comment l’un se nourrit-il de l’autre ?

Le théâtre Nô est une machine à voyager dans le temps. On dit qu’il s’agit de la plus vieille forme de théâtre de l’humanité encore jouée aujourd’hui. Elle se transmet de génération en génération depuis 700 ans. À une époque, le répertoire du Nô a été figé, et avec lui les partitions physiques et chantées. Aussi, quand on assiste aujourd’hui à un spectacle de Nô, on a l’impression d’accéder à une image du passé. Lorsque sont convoqués sur une scène de théâtre contemporain les corps extrêmement stylisés et les chants graves du Nô, le passé regarde le présent, et l’inverse. Il y a une autre chose qui me touche beaucoup dans ce théâtre : à son origine, le théâtre Nô était un rite champêtre qui accompagnait le changement des saisons, faisait parler les arbres et jouait pour eux. Le rapport à la nature de cette forme théâtrale interroge notre anthropocentrisme et nous oblige à reconsidérer le non-humain.

Comment expliquez-vous l’ancrage du théâtre japonais dans une tradition quand, dans le même temps, le théâtre européen cherche au contraire toujours du neuf ?

Au Japon, pas seulement dans le théâtre, la transmission est souvent immatérielle. Ce pays est confronté en permanence aux déferlements des éléments et à l’impermanence du monde.  Certains temples patrimoniaux sont détruits régulièrement puis reconstruits à l’identique car il est plus important que les savoir-faire et les techniques de constructions ancestrales se transmettent plutôt qu’une architecture traverse le temps en devenant ruine peu à peu. En occident, nous avons confié aux monuments, aux institutions, le soin de consigner la mémoire, pas aux hommes et à leurs corps. Notre histoire de l’art comme notre histoire politique s’écrivent par des révolutions successives. Il y a un désir permanent de « formes nouvelles ». Mais dans ce monde sans cesse renouvelé, il y a aussi des filiations, des héritages, des influences qui ne sont pas toujours revendiqués. On pourrait sans doute écrire une histoire souterraine de l’art qui retrace, malgré les révolutions formelles, les liens de transmission non avoués, qu’ils soient réels ou imaginaires.

Comme son titre l’indique, votre pièce emprunte au théâtre Nô la présence d’un arbre. Pouvez-vous revenir sur le rôle symbolique de cet arbre, dans votre mise en scène, mais aussi dans le théâtre Nô traditionnel ?

Il y a dix ans, Tatsushige Udaka m’avait raconté que les acteurs de Nô à l’origine jouaient pour des arbres. C’est pour cela qu’un arbre, un pin, est peint au fond de chaque scène de théâtre Nô comme une survivance de cette histoire.

L’année dernière, lors de ma résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto, j’ai rencontré un arbre qui m’a tout de suite fasciné. À Rikuzentakata, une petite ville japonaise ravagée par le tsunami de 2011, un arbre a survécu. Alors que la vague a rasé une forêt de 70 000 pins, lui est resté debout. Il est devenu « le pin du miracle ». Mais, quelques semaines après le tsunami, l’eau salée s’est infiltrée dans ses veines et a commencé à ronger ses racines. Il a été déclaré mort. Les Japonais ont donc décidé de le découper en neuf morceaux, d’y injecter de la résine et de le reconstruire à l’identique. Aujourd’hui il est toujours debout, fossilisé. Il a l’air parfaitement vivant, ses épines sont toujours vertes. À défaut de parvenir à arrêter la destruction de la nature, on l’a reconstruit à l’identique.

Il se trouve que le premier chant et la première danse que Tatsushige m’avait transmis il y a dix ans étaient ceux de l’esprit d’un pin qui chante le retour du printemps. J’ai compris peu à peu que les fantômes d’arbres étaient très présents dans les pièces de Nô. Je suis donc parti à la recherche du fantôme de ce « pin du miracle » pour le faire parler depuis son corps d’arbre mourant.

Pouvez-vous, pour finir, nous parler de vos autres projets pour les mois à venir ?

Nous sommes en train d’inventer une Université Flottante en compagnonnage avec les Champs Libres à Rennes ainsi qu’un projet nommé LAtlas des sociétés futures avec le Musée de Bretagne au printemps. À partir de janvier, je serai également artiste associé au CDN de Lorient ; je vais donc y mener plusieurs projets. Je pilote également le projet artistique d’un théâtre municipal dans une petite commune rurale entre Rennes et Saint-Malo : le théâtre-paysage de Bécherel. Sur scène, je travaille depuis quelques temps à une adaptation de « l’île d’Utopie » d’après le texte de Thomas More, qui verra peut-être le jour la saison prochaine.

Visuel : photographie de L’expérience de l’arbre © Louise Quignon

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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