Spectacles

“Ma Forêt fantôme” : un spectacle poétique et politique

17 April 2023 | PAR Thomas Cepitelli

Jean et Suzanne sont frère et sœur. Lui rencontre, dans les années 1980, Nicolas qui mourra des suites du sida. Elle, Paul, qui disparaîtra de la maladie d’Alzheimer. Par ce quatuor aussi sensible que violent, drôle que bouleversant, Vincent Dussart signe un spectacle dense et poétique porté par des comédiens de talent. 

Une forêt de signes 

Cette Forêt fantôme, qui donne le titre au texte de Denis Lachaud, c’est celle des milliers de morts du sida pendant l’hécatombe des années 1980-1990. Ce sont aussi les fantômes que deviennent celles et ceux qui sont atteints d’Alzheimer. Ces fantômes se croisent, parlent encore avec nous, aussi facilement qu’ils discutent entre eux. Ils dansent, nous embrassent, nous désirent et nous émeuvent. Le spectacle s’inscrit dans cette grande tradition des théâtres occidentaux et orientaux où la frontière entre les morts et les vivants n’existe pas. C’est ce qui fait l’une des grandes réussites de ce si beau spectacle.

Il en faut peu, au théâtre, pour faire apparaître un jardin couvert de roses, un hôpital, une boîte de nuit. Un décor unique d’un carré de vinyle blanc auquel répond un autre carré en guise de rideau de fond de scène, une lustre de fleurs en tissu, un tabouret de la même matière. Il en faut peu et beaucoup à la fois, puisqu’il faut le talent des comédiens que sont Gautier Boxebeld (dont avait tellement aimé le jeu si délicat, que l’on retrouve ici, dans Swann s’inclina poliment de Nicolas Kerszenbaum), Xavier Czapla, Patrick Larzille et la si fragile et si forte Sylvie Debrun. Sans compter Patrice Gallet si à l’aise en talons aiguilles au pied et en guitare électrique à la main.

Le texte de Denis Lachaud tisse intelligemment des scènes intimes, personnelles, avec des données chiffrées, médicales, historiques autour de l’épidémie. Les mots sont précis quand il s’agit d’évoquer les maladies qui font souffrir les patients et les emportent : toxoplasmose, cytomégalovirus, pneumocystose, test Elisa… mais aussi les réactions des médecins et personnels de soin qui luttèrent pour être aux côtés de leurs patients quand leur famille les avait abandonnés. Mais pour chaque scène si dure, une autre lui répond en tendresse, amour, sororité, fraternité et… en musique techno. Quel plaisir que de voir danser ces corps au son des années 1980, parce que “danser = vivre”, comme le criait Act Up. Le travail chorégraphique de France Hervé éclaire en cela les relations entre les vivants et les morts, entre les temps et les espaces. 

Au nom des disparus

Les séquences, le mot est ici choisi à dessein pour ne pas parler de scènes tant il s’agit d’un montage cinématographique, sont très courtes. Parfois trop, car elles ne nous laissent pas le temps de toujours prendre l’ampleur de ce qui s’y joue. Peut-être aussi parce que, dans de courts moments, on perd le fil de ce qui reste une narration.

Mais certaines de ces séquences sont bouleversantes. C’est le cas de celle où Jean lit son répertoire téléphonique et barre délicatement le nom de celles et ceux qui sont morts des suites du sida en donnant leur année de naissance et de décès. La scène dure, s’étend, nous intrigue. Il ne s’y dit rien d’autre que cette liste interminable de vies brisées. Par la diversité des origines sociales, ethniques, géographiques des prénoms et des noms, par celle des âges des disparus, résonne toute la violence de cette pandémie. Et alors, on se dit que cette litanie n’est pas longue, qu’il faudrait au contraire, prendre le temps d’écrire l’histoire de chacune et de chacun de ses morts, que c’est le respect qu’on leur doit. 

Le spectacle résonne comme un cérémonie expiatoire, comme un rituel de deuil. Il faut apprendre à dire au revoir à nos morts mais leur dresser un mausolée dans nos coeurs et nos plateaux de théâtre. Il faut apprendre, enfin, à “se réhabituer à vivre”.

Jusqu’au 30 avril au Théâtre de Belleville. 

Pendant tout le spectacle, on pense au très beau deuxième roman de Philippe Joanny, 95, publié chez Grasset et dont on ne saurait dire combien la lecture est nécessaire mais également à la toute aussi nécessaire exposition Exposé-e-s au Palais de Tokyo d’après le travail passionnant d’Elisabeth Lebovici (à qui l’on doit tant que ce soit pour le droit des personnes LGBT et de la lutte contre le sida, qu’en histoire de l’art Ce que le sida m’a fait)

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Thomas Cepitelli

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