Théâtre
“Le Horla” : l’Homme est une marionnette pour l’Homme

“Le Horla” : l’Homme est une marionnette pour l’Homme

17 November 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Compagnon de route de longue date des Anges au Plafond, révélé comme un interprète de talent dans leur spectacle Le nécessaire déséquilibre des choses (notre critique), Jonas Coutancier signe avec Le Horla son premier spectacle, sous l’oeil de Camille Trouvé et de Brice Berthoud à la mise en scène. Une adaptation moderne de la nouvelle de Maupassant, qui tire le plein effet des différentes techniques que l’artiste maîtrise (jeu d’acteur, marionnette, masque, magie) pour provoquer sur scène un dérèglement du réel, entre folie et science-fiction.

C’est un spectacle qui commence par sa fin : il ouvre sur les bruits d’un incendie qui dévore l’espace sonore, la scène cachée derrière un rideau partiellement ajouré qui laisse entrevoir la lueur violente des flammes. C’est donc une dramaturgie en forme de boucle, une anticipation du dénouement qui fait forte impression. Puis le rideau tombe, et le personnage, jeune, souriant, décontracté, apparaît sur scène, dans l’euphorie d’un déménagement dont il a tout l’air de tirer le plus vif contentement. Cette félicité va graduellement laisser place au cauchemar.

 

De la folie et de son actualité

De la courte nouvelle de Maupassant, presque tout le monde a au moins quelques souvenirs : c’est un classique des années de collège qui permet, à l’instar de La peau de chagrin de Balzac, de prendre la littérature du 19e par le travers du fantastique. Écrite par un auteur qui était lui-même miné par les crises d’une maladie dont il devait finir par mourir, l’œuvre littéraire, sous la forme du journal intime, décrit la lutte d’un homme contre un ennemi invisible, intangible, un “vampire” psychique qui le “hante”. Sa subtilité tient à ce que l’ambiguïté ne soit jamais levée : vraie manifestation d’un “être nouveau” ou traversée subjective d’un esprit qui sombre dans la psychose, Maupassant ne tranche pas.

Jonas Coutancier a modernisé l’histoire, s’il en a gardé les fondamentaux. Cet “être plus parfait”, qui va “faire de l’homme ce que nous avons fait du cheval et du boeuf”, cette entité qui aliène et qui domine le protagoniste de l’histoire, il le situe dans l’imaginaire de notre époque. Dans cette version du Horla, c’est la technologie, la réalité virtuelle, le transhumanisme qui sont indiqués comme les créatures qui nous assaillent et volent notre capacité de réfléchir et de sentir par nous-mêmes. A dose homéopathique, Jonas Coutancier superpose son texte à celui de Maupassant : “On a inventé de nouvelles choses pour nous dominer… l’IA… le metaverse…” souffle son personnage. L’humain a en quelque sorte généré la créature qui dévore son créateur, à moins qu’il ne s’agisse, plus prosaïquement, d’un outil façonné par certains pour dominer les autres.

Autre dimension surimposée au récit, mais de façon presque subliminale, on sent se dessiner également un questionnement sur les mesures d’isolement qui ont accompagné l’épidémie de coronavirus. Par quelques paroles entendues à la radio, par quelques remarques du personnage, on est amené à réinterpréter la folie et l’enfermement de ce dernier à l’aune de l’expérience collective traversée. N’avons-nous pas, finalement, comme le personnage, versé dans une psychose paranoïaque ? Qu’est-ce que cet isolement a fait à celleux d’entre nous qui ont vécu dans la privation de contacts avec leurs semblables, face-à-face avec leur miroir et leur enceinte connectée ?

 

Toutes les nuances du je(u)

Jonas Coutancier s’emploie ici à troubler le réel et les frontières conventionnelles. Il prend soin d’éclater son personnage en superposant sur son corps d’acteur plusieurs personas. Il y a évidemment le protagoniste de la nouvelle de Maupassant, qui parle à la première personne, et qui pour cette raison se confond facilement avec le comédien lui-même. Il y a en plus les créatures fantastiques que l’artiste fait naître au plateau, qui posent comme objets à la réalité indécise des doubles monstrueux du protagoniste. Et, pour définitivement bousculer les certitudes du public, il y a enfin un “je” qui sort du plateau pour entrer dans l’espace de la salle, un “je” qui parle au public du plaisir de l’acteur à se retrouver en scène, un “je” qui pourrait être Jonas Coutancier lui-même, un “je” inféodé à la tyrannie de son personnage qui parvient à le tirer sur scène contre son gré, un “je” finalement contaminé par la folie, en butte aux portes du théâtre qui ne veulent plus le laisser s’échapper…

Majoritairement, c’est sur le jeu d’acteur que repose le spectacle. Le personnage-narrateur et le personnage-acteur sont interprétés sans autre artifice que celui de l’art théâtral. De ce point de vue, le comédien porte avec beaucoup de justesse et de naturel deux jeunes hommes de leur temps, sympathiques, avec ce qu’il faut de fragilité pour les rendre émouvants. Mais c’est quand il joue la folie qu’il est le plus impressionnant. On a écrit par le passé que Jonas Coutancier était un acteur très physique, et il le confirme amplement ici en bondissant d’un coin de la salle à un autre, en allant se percher au bord du vide dans un équilibre précaire qui instille un soupçon de danger dans le jeu, comme le ferait un circassien. Il sait trouver une animalité et une expressivité dans le corps qui ne demandent qu’à surgir, comme un ressort trop longtemps comprimé se détend, et il trouve de très belles images, comme ces bras tordus qui jaillissent de derrière un panneau, ou une pose christique au bord d’un précipice, qu’il a proposés dans la salle du Théâtre des Deux Rives à Rouen. Et on lui découvre en plus ici une mobilité de visage assez extraordinaire : hors même de l’utilisation de l’accessoire masque, il réussit à métamorphoser sa physionomie par la seule expression de son visage, et passe du jeune homme insouciant au quadragénaire malade et inquiétant en un éclair.

La fragmentation des repères repose en outre sur l’utilisation de plusieurs autres techniques du spectacle vivant, que l’artiste convoque et mêle avec un certain bonheur. Il use ainsi de la marionnette et de quelques effets magiques pour troubler le réel, rendre possible l’impossible et l’humain monstrueux. A l’aide de masques et de prothèses, il métamorphose le protagoniste en déformant graduellement son corps et ses traits, dans un aller-retour entre normalité et anormalité de plus en plus rapide et trouble. Du moment où il dote son personnage de mains supplémentaires, l’espace des possibles s’élargit dans la direction de l’horreur, et la maison elle-même semble s’animer. Ce vocabulaire artistique composite donne parfois le sentiment d’une profusion un peu vertigineuse pour ne pas dire exagérée, mais globalement chaque effet est utilisé avec suffisamment de parcimonie pour ne pas trop saturer les capacités d’attention du spectateur.

 

Dévoré par la lueur pâle du métaverse

Le Horla, dans cette mise en scène, est un spectacle d’images peut-être encore plus qu’un spectacle d’acteur. On a déjà mentionné les images très fortes des créatures incarnées par Jonas Coutancier. Le corps et le visage même du comédien sont le lieu de transformations qui donnent naissance à des scènes visuellement fortes : postures tordues et torturées, grimaces d’épouvante (qui rappellent le fameux tableau Le Désespéré de Courbet), violents spasmes sur un sol jonché des éclats d’une bouteille brisée… Évidemment, les monstres humanoïdes nés de l’adjonction de prothèses font une très forte impression. La dernière apparition du spectacle est trop étonnante pour qu’on en gâche la surprise, mais on peut mentionner un monstre simiesque, au masque étrangement figé, qui émerge lentement de l’ombre avant de se déplacer à grands bonds, d’autant plus inquiétant qu’il est proche de l’humain. Quelques scènes de théâtre d’ombre amènent quant à elles des images plus douces et plus poétiques, même si pas toujours plus rassurantes.

Cette mise en scène fait également de l’espace un enjeu central de la pièce : comme une métaphore de l’espace mental du personnage qui se rétracte inexorablement sous l’effet de la folie, et n’existe plus qu’autour du noyau sur lequel se fixe son obsession maladive, l’espace de jeu au plateau rétrécit progressivement. Impossible aux personnages d’en réchapper, puisque même le personnage-acteur ne peut plus fuir la salle, et est inexorablement ramené à la scène. Cette dernière est couverte de dispositifs cachés qui permettent de découvrir au fur et à mesure des rubans de lumière bleue pâle, qui commencent par le bord du plateau pour en gagner graduellement le centre. Cette lumière bleue, c’est celle qui décore l’enceinte connectée – assistant vocal au début du spectacle : elle est donc métaphore de la technologie, en même temps que de la folie. L’espace que cette lumière dévore n’est pas que celui de la maison, mais bien aussi la réalité du personnage dont les manifestations monstrueuses vont se parer des mêmes rubans luminescents.

Cette contraction de l’espace de jeu recentre finalement tout sur la structure qui occupe le centre de la scène au lointain, comme une plateforme sous laquelle se trouverait un volume à peu près clos, comme une sorte de boîte. C’est là que le personnage finit sa course, au bout de son délire. Mais en même temps la plateforme est le lieu occupé pendant tout le spectacle par la seconde interprète, Solène Comsa, musicienne qui alterne entre son violoncelle électrique et la manipulation électronique du son. Elle est donc à la fois d’une part dans un espace distinct, surplombant, d’où on pourrait même se figurer qu’elle tire les ficelles de ce qui arrive tant ses ambiances musicales collent à l’action, et d’autre part, tout de même, elle aussi dans la maison, partie prenante d’un voyage qui se terminera dans les flammes. Ses compositions aux sonorités variées, qui peuvent aller vers des sons très “machine”, conviennent très bien à accompagner ce Horla d’un nouveau genre.

Mise en scène profuse et aboutie, qualité d’interprétation admirable, dépoussiérage sensible et astucieux d’un classique trop peu estimé, ce Horla mérite pleinement d’être vu !

Joué pour la première fois au CDN de Rouen où nous avons assisté à la première, la pièce sera les 17&18 novembre 2022 au Théâtre de Laval – CNMa.

GENERIQUE

Un spectacle de et avec Jonas Coutancier

Mise en scène : Camille Trouvé & Brice Berthoud

Création musicale et interprétation : Solène Comsa

Dramaturgie : Camille Trouvé

Scénographie : Brice Berthoud et Jonas Coutancier

Oreille extérieur et texture sonore : Arnaud Coutancier

Construction marionnettes et prothèses corporelles : Amélie Madeline

Création costumes : Séverine Thiébault

Création lumière : distribution en cours

Création des images projetées : Marie Girardin

Regard chorégraphique : Kaori Ito

Visuel : (c) Arnaud Berthereau

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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