Théâtre
Guillermo Pisani : « J’avais envie d’approcher la question de l’étranger autrement »

Guillermo Pisani : « J’avais envie d’approcher la question de l’étranger autrement »

18 February 2021 | PAR Eliaz Ait Seddik

Le metteur en scène et dramaturge, Guillermo Pisani, nous a présenté le filage de sa prochaine pièce Je suis perdu, qui devrait être représentée les 5 et 6 septembre aux Plateaux Sauvages. L’occasion de revenir sur les difficultés rencontrées durant cette période et la thématique de l’étranger au théâtre.

Tout d’abord, la question qui fâche, comment votre projet a-t-il été impacté par la Covid ?

Nous avons été impactés doublement. La première chose étant, bien sûr, qu’on ne peut pas rencontrer le public. C’est pour ça qu’on a organisé cette rencontre professionnelle au lieu d’une représentation publique.                                                  La deuxième chose, plus inattendue, est, qu’à peine commencées les répétitions aux Plateaux Sauvages, un des comédiens a attrapé la Covid. Donc, nous avons tous dû passer 10 jours en quarantaine, avant de reprendre les répétitions avec beaucoup moins de temps que prévu. En plus, la Covid étant fatigante, le comédien a mis un peu de temps à se remettre. Après, on a travaillé doublement pour récupérer le retard. On estime maintenant que nous sommes environ à 1 semaine d’avoir un objet fini et prêt à être présenté à un public plus large.

Pourquoi organiser cette représentation d’un « objet non fini » devant des journalistes ?

Face à l’incertitude, aux questions de quand est-ce qu’on pourra reprendre, la perspective de terminer de monter la pièce sans rencontrer aucun spectateur était trop douloureuse. De concert avec les Plateaux Sauvages, on a décidé d’ouvrir les répétitions et de présenter un filage plutôt qu’un spectacle fini, et ça a donné ce que vous avez vu.

Avez-vous des dates prévues devant un vrai public ?

La situation actuelle prête à l’incertitude, mais les dates les plus certaines seraient le 5 et 6 septembre aux Plateaux Sauvages, dans le cadre d’un festival accueillant les pièces n’ayant pas pu montrer leurs travaux.

Intéressons-nous à la pièce maintenant. Votre projet regroupe trois mini-pièces unies ensemble par le thème de l’étranger. Pourquoi avoir choisi ce thème ?

Mon influence principale est clairement la « crise des migrants ». De plus, c’est un sujet qui ne m’est pas tout à fait « étranger », dans la mesure où je suis Argentin et n’habite en France que depuis 2003. Bien sûr, mon expérience n’est pas la même que les migrants qui fuient la misère, fuient la guerre, avec un voyage dangereux, au risque de leurs vies. Je ne prétends pas non plus savoir me mettre à leur place. Mais c’est vrai que ma situation oriente forcément mes interrogations.

Ensuite, c’est aussi une forme de réponse à la manière dont le Théâtre traite d’habitude cette question des migrants et de la figure de l’étranger en général. Beaucoup d’artistes, sensibles à cette situation, ont mis en scène des histoires de migrants dans le but de sensibiliser un public à ces problématiques, tout en présentant les migrants sous une lumière positive. Ce sont des gestes artistiques que je trouve honorables, que j’apprécie sur le fond, les intentions, mais qui souvent sur le plan formel et politique me laissaient assez dubitatifs. Déjà, au centre de ces pièces on trouve souvent une figure de l’étranger générale, non définie. C’est assez problématique, car en donnant des personnages simplifiés ça ne tord pas le cou aux idées reçues. D’ailleurs, je trouve qu’en général même les approches positives de la figure du migrant ne modifient pas le regard de surplomb qu’on peut avoir sur l’autre. A coté de ces approches « simplistes », il me semblait que beaucoup de choses n’étaient pas mises en question : l’identité de la personne qui écrit sur les étrangers, de ceux qui accueillent les migrants, etc… C’est donc cette insatisfaction qui m’a donné envie d’approcher la question de l’étranger autrement.  

On sent justement une volonté d’interroger par la forme dans votre projet. Comment vous est venue l’idée de cette structure fragmentée, avec trois pièces déconnectées narrativement ?

Je ne pense pas qu’elle était présente dès le début de l’écriture de la pièce. C’est venu avec la réflexion autour d’une idée première : travailler sur le jeu de l’acteur, comment un acteur interprète différents personnages ? Souvent, dans ma démarche d’écriture je lie une question sociale, politique qui me travaille, avec une question théâtrale qui sert de levier formel pour construire la pièce. Comme je voulais parler d’identité, de rapport à l’autre, le travail de l’acteur s’est imposé comme une évidence. C’est lui qui est aux prises avec les personnages, c’est lui qui a un véritable rapport à l’autre. De fil en aiguille, je voulais voir mes trois comédiens entrer et sortir de différents personnages, varier celui qui interprète l’étranger. Au lieu de faire une pièce où ils changeraient de personnages, l’idée de faire trois pièces courtes, intenses, autour de situations différentes m’a séduite.

Chaque mini-pièce est d’un genre théâtral différent, comment ces genres ont été choisi ?

Souvent au théâtre le migrant est représenté comme une figure dramatique : un personnage qui souffre, le monde est mauvais avec lui et il dépend souvent de sauveurs, de gens de bonne volonté qui vont l’aider. Ces œuvres visent à émouvoir par l’empathie, par la compassion, ça s’appelle un mélodrame. Cette structure compassionnelle pour aborder la question de « l’autre » me semblait faire partie du problème. C’est ce qui nous empêche de voir notre propre responsabilité vis-à-vis de la situation des étrangers. Je me suis alors dit qu’il y avait un lien entre le genre choisi et le regard qu’on porte sur la question. C’est ce qui m’a conduit à cette expérimentation sur le genre, à travers trois pièces différentes.  

Mon idée principale, à travers ce choix, était de présenter quelque chose d’inattendu, qui peut donc ouvrir la réflexion. D’ailleurs, les différents genres n’ont pas été choisis au hasard. Je me suis orienté vers le théâtre à la Harold Pinter, dit « théâtre de la menace », la comédie des comédiens, où on met en scène le travail théâtral, et le polar pour la troisième pièce. A terme, ce qui m’intéressait dans le choix du genre de la menace et du polar, notamment, c’était d’adopter des formes qui nécessitent le concours du spectateur pour compléter les histoires. Dans le théâtre de la menace, typiquement il y a des informations manquantes, on sent qu’il y a une menace qui plane sur les personnages mais on n’arrive pas vraiment à l’identifier. Le récit manquant de cette première pièce c’est ce que fait Asmath, le premier migrant (joué par Arthur Igual) accueilli par une française (jouée par Caroline Arrouas), lorsqu’il sort la nuit. On ne sait pas ce qu’il fait, on ne sait pas pourquoi il demande de l’argent, on ne sait pas qui il rencontre, etc… Cette information manquante pèse sur l’interprétation qu’on peut faire de la situation. Moi, je sais ce qu’il fait… Mais je ne le raconterai pas (rires).

Moi, je ne sais pas du coup (rires). Donc, à travers ce choix c’est le regard des spectateurs que vous interrogez ?

Tout à fait. Je cherche à évoquer chez le public des situations analogues où lorsqu’on voit un migrant ou quelqu’un qu’on ne connait pas dans la rue, on peut avoir peur, simplement par méconnaissance. Ou l’inverse même ; avoir directement de la compassion, envie de l’aider, sans connaître sa situation. Dans cette pièce, je laisse au spectateur la responsabilité d’imaginer ce qu’il en est vraiment. La dernière pièce fonctionne d’une manière similaire mais à travers les codes du polar. Les trois personnages présents sur scène ont tous pu commettre une mauvaise action, mais une seule est d’origine étrangère (Ambar, interprétée par Elsa Guedj) et je pars du principe que cela va influencer le jugement du spectateur.

Et pourquoi le choix de la comédie des comédiens, où on voit un dramaturge syrien (Arthur Igual) tenter de monter un vaudeville à la française ?

J’ai voulu prendre le contre-pied de l’attente qu’on a généralement du migrant, qu’il veuille raconter son histoire, sa souffrance… Dans le cas de ce personnage, c’est la pièce qu’il a écrite sur sa jeunesse à Homs, en Syrie avant la guerre, qui intéresse la directrice du théâtre (Caroline Arrouas). Mais, ce n’est pas ce que lui veut faire, il préfère monter un vaudeville. L’idée était alors d’inverser complétement ce que le théâtre français fait d’habitude sur le monde étranger. C’est-à-dire, porter un regard plein de clichés sur l’autre, tout en empruntant des codes « exotiques ». Et c’est exactement ce que fait l’auteur syrien, et qui est beaucoup plus difficile à accepter pour les Français. Il prend un genre qui, selon lui, serait un genre traditionnel français, le vaudeville, pour parler de la société française aujourd’hui, de son optique ! Dans le reste de la pièce, ce sont les questions qu’ils vont se poser : comment interpréter une Française ? Comment interpréter une Parisienne ? Cette farce sur le maire de Paris est-elle juste un jeu de massacre ou porte-t-elle vraiment des idées que les syriens peuvent avoir sur notre société ? Toutes ces questions que les auteurs français ne se posent généralement pas sur la réception d’un public étranger par rapport à ce qu’ils ont écrit sur eux, j’ai essayé de les poser aux spectateurs français.

Visuel : ©David Balicki. 

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Eliaz Ait Seddik

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