Théâtre
Dieudonné Niangouna : « Pendant qu’on fait du théâtre, des gens meurent en mer ! »

Dieudonné Niangouna : « Pendant qu’on fait du théâtre, des gens meurent en mer ! »

18 November 2016 | PAR Christophe Candoni

Dernier volet d’une trilogie entamée avec Le Socle des vertiges et Shéda, Nkenguegi, la nouvelle création de Dieudonné Niangouna garde intact l’élan engagé et humaniste de l’artiste que Toute La Culture a rencontré.

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Le spectacle est inspiré du célèbre tableau Le Radeau de la méduse, de quels naufrages parle-t-il ?

Je voulais écrire une pièce sur une tragédie qui nous dépasse : ces hommes qui meurent en pleine mer. Le tableau de Géricault me permet de tisser un lien politique et historique entre le passé et le présent. Ces jeunes corps sur un bateau de fortune me renvoient à l’histoire coloniale comme à l’actualité des migrants. Hier, la frégate de la méduse se dirigeait vers le Sénégal pour appliquer une politique de colonisation ; aujourd’hui, les bateaux des migrants font le mouvement inverse, ils viennent d’Afrique et arrivent à Lampedusa ou à Calais. J’ouvre la pièce avec une « marche des noyés ». Cela permet d’entrer dans la tragédie avec respect pour les morts dont je parle. Je reconnais à ce prologue muet une forme d’hommage après lequel Erdonidus, un naufragé, déclare sur un tas de cadavres couchés à ses pieds : « Je suis resté seul sur la barque et maintenant où vais-je aller ? »

Est-ce que, vous-même, avez éprouvé le sentiment d’être rescapé ?

Je suis rescapé de dix ans de guerre du Congo. J’ai été emprisonné, connu les tortures, fuit les balles, traversé des charniers. J’ai fait du théâtre pour les morts. Réciter Cendrars, Koltès, Césaire… m’a fait tenir. Cette force et cette hargne qui caractérisent mon jeu viennent de là. J’ai appelé la guerre mon “conservatoire” et mon “hôpital”. Le metteur en scène qui apparaît dans la pièce était dans la cale d’un bateau sur la Méditerranée et c’est la raison pour laquelle, devenu résiliant, il veut raconter son histoire au théâtre.

Vous déployez des talents hors-pairs de conteur et performeur mais la pièce prend aussi une dimension chorale. Comment communiquez-vous, transmettez-vous cette énergie physique et vitale du dire ?

La plupart des comédiens jouent avec moi depuis une bonne dizaine d’années et connaissent très bien ma diatribe, mes chorus free jazz, mon style de jeu et mes engagements. Je ne fais jamais de casting et ne les ai pas pris pour leurs qualités de comédiens mais pour les hommes qu’ils sont et où ils se situent d’un point de vue politique. C’est en partant de cet endroit-là que je me dis qu’ils peuvent porter ma parole. Je cherche de bons coryphées. Il ne s’agit pas simplement pour eux de raconter une histoire. Il s’agit de prendre en charge une parole politique. On discute beaucoup en amont. Alors, quand j’arrive en répétitions, l’éveil de la personne, son électricité, sa volonté, son intelligence sont au rendez-vous. On n’est pas de simples marionnettes tirées par des fils, on est des êtres pensants. Etre juste, être vrai, c’est penser la société en pensant sur scène, aimer l’humain en montrant l’humain.

Mis en abyme, le théâtre est très présent dans le spectacle mais il laisse dubitatif quant à sa capacité à donner corps et vie aux situations politiques très actuelles et critiques qu’il prétend traiter car il n’en offre au début qu’une reconstitution factice, limitée.

Faire intervenir le metteur en scène dans la pièce pour recharger comme il le fait le jeu des comédiens, c’est en réalité s’adresser au public, à l’institution. C’est une manière de rappeler au théâtre sa mission et de l’espérer intransigible. Le théâtre doit être un témoin de son temps, être le reflet des maux et des interrogations de la société. S’il se replie sur sa mécanique, son artifice, il tombe dans le divertissement et perd son âme. Le théâtre doit avoir une réelle essentialité dans sa pratique.

Le TGP héberge actuellement des sans-papiers comme plusieurs théâtres nationaux, quel regard portez-vous sur cette action ?

Elle est évidemment salutaire. Là, le théâtre prend sa place et trouve son sens. Il est là. Pas enfermé dans sa boîte, mais présent, en temps réel. Ce qui est très beau sur un plateau, c’est que des humains parlent à des humains. La communion d’énergies reste toujours la chose la plus incroyable qui soit. Dans ce cas, le théâtre redonne au théâtre toute sa dimension humaine.

Directrice de la MC93, Hortense Archambault déclarait dans un récent entretien que « l’avenir du théâtre est dans le métissage culturel ». Comment selon vous orienter les débats et actions menés pour y parvenir sans tomber dans le communautarisme ?

Je suis tout à fait d’accord avec ce qui est dit. Le théâtre doit refléter ce à quoi ressemblent nos sociétés à l’heure de la mondialisation et de l’interculturalité. Ce qui empêche l’agonie, l’atrophie du théâtre, c’est toujours un nouveau souffle. Il ne peut pas y avoir de pureté dans le théâtre. Depuis la première personne qui a raconté un conte, la nuit, dans un bois ou une grotte, qui a allumé le feu et a mis les gens autour, le théâtre est comme un sauvage qui se nourrit de tout pour ne pas crever. C’est un art de l’emprunt et de la composition. D’où la nécessité du métissage.

L’Afrique occupe un point central dans votre œuvre. Pourtant, vous ne pouvez plus vous rendre au Congo ?

Je n’ai pas le droit d’aller au Congo car un tyran me l’interdit. Cela n’a pas influencé mon travail et n’a rien changé pour moi. Mon pays, je l’ai en moi. Partout où je me retrouve, je transporte avec moi un bout d’Afrique. Je suis un « petit Congo ambulent ». Ce que je trouve très grave et blessant, c’est que les congolais n’aient pas pu voir la pièce. Mon peuple est privé d’entendre la voix de son poète.

Nkenguegi est le dernier volet d’une trilogie. Comment se forme et s’irrigue un propos toujours neuf et aussi dense après avoir déjà raconté tant d’histoires ?

Je ne raconte pas tant d’histoires mais, pour échapper au cliché ou à la littéralité, je veux les donner à voir sous des angles différents. Dans un dispositif frontal, le public n’est amené qu’à voir une seule face d’un problème et c’est trop pauvre à mes yeux. Je veux qu’il soit vu dans son ensemble. Ma grand-mère, conteuse dans son village au Congo, dit : “La plus belle façon d’aller d’une commissure de lèvre à une autre commissure de lèvre est de contourner la tête en passant par la nuque”. “Cela paraît compliqué” lui ai-je répondu. “Je n’ai pas dit la plus simple, j’ai dit la plus belle” rétorque-t-elle. Voilà. Les gens veulent de la facilité, moi, j’ai envie de montrer la complexité. Cela ne me fait pas peur. Il faut montrer la pesanteur des choses.

Festive et dramatique, votre dernière création entretient-elle un rapport pessimiste, apocalyptique au monde ?

Le paradis est un si long chemin qu’il fait passer par l’enfer… si tant est que l’un et l’autre existent d’ailleurs ! J’ai conçu le spectacle comme une traversée où s’éprouvent la colère, la folie, la violence mais aussi l’éclaircie. Même si la pièce parle de morts, de deuil, ses deux parties finissent sur une victoire : le naufragé regagne la terre et Lafuenté, le tyran, est dézingué par les enfants de la rue tandis qu’une révolution est en marche. Ce sont deux belles utopies.

Photo © Armel Louzala

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Christophe Candoni
Christophe est né le 10 mai 1986. Lors de ses études de lettres modernes pendant cinq ans à l’Université d’Amiens, il a validé deux mémoires sur le théâtre de Bernard-Marie Koltès et de Paul Claudel. Actuellement, Christophe Candoni s'apprête à présenter un nouveau master dans les études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Spectateur enthousiaste, curieux et critique, il s’intéresse particulièrement à la mise en scène contemporaine européenne (Warlikowski, Ostermeier…), au théâtre classique et contemporain, au jeu de l’acteur. Il a fait de la musique (pratique le violon) et du théâtre amateur. Ses goûts le portent vers la littérature, l’opéra, et l’Italie.

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