Théâtre
« Ahouvi » : quand la violence s’immisce dans le spectacle de l’amour

« Ahouvi » : quand la violence s’immisce dans le spectacle de l’amour

05 March 2023 | PAR Juliette Brunet

Dans le cadre du festival Cabaret de curiosités, Yuval Rozman a présenté sa nouvelle création au Phénix Scène nationale de Valenciennes. Ahouvi – mon amour en hébreu – nous raconte l’immixtion de la violence dans la romance, sa génèse et ses limites, ses incohérences et ses conséquences. Et dans cette terre amoureuse brûlée gambade un chien, à la croisée de l’inconditionnel, de la soumission et de la liberté…

Au premier jour, un coup de foudre. Entre Thamar, actrice israélienne, et Virgile, photographe français. Mais cette évidence foudroyante laissera place à un tonnerre ravageur, grondant crescendo à mesure que la relation dure. La légèreté et l’insouciance de la rencontre étoufferont sous une chape de plomb. Tout du long d’Ahouvi, la violence s’immisce dans le spectacle de l’amour, sur la pointe des pieds puis toutes griffes dehors. Si l’idylle ne dure qu’un temps, c’est grâce à son souvenir que l’on refuse de voir ces signaux insidieux. Inexorablement, l’harmonie et la complicité amoureuses finiront noyées dans les sanglots, et le plateau, sera littéralement inondé par une pluie diluvienne. Au fil de cette histoire, on ne peut que s’interroger : jusqu’à quand les yeux de l’amour resteront-ils aveuglés par une lumière idéale, endormis sous des œillères d’excuses ? Comment partir et pourquoi rester dans un amour qui n’en est plus un ?

L’auteur et metteur en scène, Yuval Rozman, présente le troisième volet de la Quadrilogie de ma Terre. Débuté en 2015, ce cycle de travail et d’écriture entend aborder le conflit israélo-palestinien sous des thématiques spécifiques, donnant naissance à quatre pièces, à la fois distinctes dans leur angle narratif, mais unies par leur intention d’illustrer cet affrontement qui dure depuis 75 ans. Le premier volet, TBM – Tunnel Boring Machine l’exposait avec un angle politique tandis que le deuxième, The Jewish Hour, optait pour un point de vue religieux. Comme son nom le laissait présager, Ahouvi est consacré à l’amour, cet étrange mélange de douceur et de conflit qui, dans cette pièce, se transforme en terre brûlée sous la mitraille de la violence.

C’est par la voix de Thamar que cette histoire nous est contée. Ce qu’elle nomme « sa plus belle histoire d’amour » commence par une rencontre sur une appli. D’un bout à l’autre du plateau, assis parmi le public, les deux amants rejouent leurs dialogues, leurs jeux, leur connivence. Mais de l’amour à la guerre, il n’y a qu’un pas. Une embrouille pour une gourde oubliée ou des sous-titres mal synchronisés. Prétextes d’une colère excessive, d’un geste brutal, d’une phrase acerbe. Vite effacés par des excuses empressées ou une tolérance qui frise l’aveuglement. Sous prétexte de passion, la violence trouve une justification. Ce sont ces liens toxiques, aussi indestructibles que destructeurs, que Yuval Rozman met en scène avec finesse, jonglant avec un humour ravageur et une tension insidieuse. Ce sont ces romances douloureuses et leurs mécanismes pernicieux qui se révèlent sur le plateau, ces « amours » qui n’en portent plus que le nom à force de violence.

Sur un espace quadri-frontal, rappelant un ring de boxe, l’évidence se fissure aussi lentement qu’inexorablement. Cet amour que l’on croyait si fort et si léger s’étiole sur des détails qu’ils ne supportent plus. Seul leur chien, Yoba, garde sa douceur et son insouciance, gambadant dans le champ de bataille. Image d’attachement inconditionnel, de loyauté indéfectible, d’amour expansif ? Ou aveuglement de la soumission, laisse et muselière de l’emprise ? À la fois vestige, idéal et asservissement de l’amour, cet animal témoigne de la complexité de leur relation. Seule trace de leur vie commune, il est à la fois l’échec, la nostalgie et la captivité de cette passion révolue. Et l’amour absolu, l’image de ce couple de vieillards, bras-dessus bras-dessous jusqu’à la tombe, clôtura la pièce en traversant le plateau, comme pour mieux témoigner de sa disparition.

En filigrane, le metteur en scène israélien aborde son histoire d’amour avec son pays d’accueil, son installation en France depuis son arrivée il y a 9 ans. La rupture de ce couple apparaît comme une forme de métaphore du divorce France-Israël : l’échec de cette histoire d’amour renvoie à la mort de l’utopie, au désintéressement et à l’abandon de la France depuis le processus de paix d’Oslo commencé en 1993. De la même manière, les ambiguïtés et les contradictions de leur romance apparaissent comme des images des relations irrégulières et conflictuelles que l’auteur entretient avec son pays natal. Et de la manière dont on s’accommode de la violence quotidienne, cachée et discrète dans le couple, mais toujours prête à bondir et à exploser.

 

Prochaines dates : les 4 et 5 avril 2023 à la Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production

 

Visuel © Frédéric Iovino

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Juliette Brunet

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