Marionnette
Welcoming Amal, ou l’art de ne pas être à la hauteur de l’événement

Welcoming Amal, ou l’art de ne pas être à la hauteur de l’événement

12 October 2021 | PAR Mathieu Dochtermann

Amal est le nom d’une marionnette de 3m50 représentant une jeune fille de 9 ans, qui migre au travers de l’Europe pour retrouver sa mère à l’initiative de Good Chance. Après être passée par Charleville-Mézières, la voici maintenant en Ile-de-France, avec cette première nuit du 12 octobre passée à Bobigny dans l’enceinte de la MC93, avant de continuer vers Paris.

Une manifestation avant tout

Assister à l’une des manifestations artistiques qui jalonnent le parcours d’Amal, depuis la Syrie jusqu’au Royaume-Uni, c’est sans doute avant tout un geste politique. L’association Good Chance (fruit de la collaboration de Stephen Daldry, David Lan, Tracey Seaward et Naomi Webb) est constituée autour de l’idée de faire de la politique par le théâtre. Ici le théâtre est un medium, un moyen si l’on veut, mis au service d’une interpellation. Depuis la pièce The Jungle en 2015 (écrite à propos de la Jungle de Calais), l’équipe produit avant toute chose des objets propres à éveiller les consciences.

Se trouver dans l’assemblée de plusieurs centaines de personnes réunies autour d’Amal au pied de la mairie de Bobigny, c’est une forme de manifestation politique. Où l’adhésion est d’autant plus facile qu’il n’y a ni pancarte ni slogan, qu’on ne sait précisément ce que l’on revendique – si tant est que l’on ait la conscience ou l’intention de revendiquer quoi que ce soit – sinon le traitement décent et humain d’une enfant qui, malgré le fait qu’elle soit représentée par une effigie articulée de plus de 3 mètres de haut, reste une enfant, présumée fragile et triste et désorientée. Qui pourrait ne pas adhérer?

On relève au passage que le procédé est habile. Pas seulement dans le choix d’une fillette comme métonymie d’une foule bigarrée de migrants aux trajectoires très diverses et qui ne sont pas tous aussi évidemment propices à susciter la même immédiate sympathie. Egalement dans le fait d’employer une marionnette, qui permet la mise à distance et la neutralisation d’une trop grande émotion, en même temps qu’elle permet de donner à l’effigie une apparence de vie et des proportions qui en font un excellent sujet de journal télévisé. Politique, mais surtout photogénique. Il n’en faut pas plus pour attirer les médias.

Un spectacle malgré tout

Le concept reste tout de même que la marionnette Amal, à chaque étape de son parcours, soit accueillie par les habitants de la localité, et par un dispositif artistique. C’est assez naturellement que les marionnettistes des pays traversés se sont mobilisés – comme le Théâtre de Marionnettes de Genève, ou les marionnettistes ardennais lors de la traversée de Charleville-Mézières. Amal s’est donc retrouvée à Bobigny mêlée aux personnages d’un spectacle adapté à son intention : Allebrilles de la cie Les Grandes Personnes, spectacle conçu par le regretté Christophe Evette.

Le choix des Grandes Personnes est assez évident. Déjà, la compagnie est voisine de la MC93, puisqu’installée à la Villa Mais D’Ici à Aubervilliers. Ensuite et surtout, parce que ses marionnettes géantes, conçues pour la déambulation, ici escortées par deux marionnettes habitées et un petit char-dragon, sont excellement dimensionnée pour jouer avec Amal. Il est très intéressant d’ailleurs de voir deux mondes marionnettiques se rencontrer : les marionnettes sont de facture différente, articulées et animées différemment aussi, mais leur parenté est évidente dans les dimensions et dans l’intention de mise en jeu.

C’est ainsi qu’Amal s’est intégrée sans problème à Allebrilles, spectacle déambulatoire de marionnettes lumineuses, assez tourné vers l’enfance – mais pas que – puisque le propos est de vaincre les peurs nocturnes et de reconquérir la nuit, et le plaisir de s’assembler dehors. C’est un spectacle très beau, inspiré des « alebrijes » qui sont des statues de créatures fantastiques aux couleurs éclatantes, imaginées par le mexicain Pedro Linares (1906-1992). C’est très bien manipulé de part et d’autre, avec précision et fluidité, une grande expressivité des attitudes, et une excellente gestion des contraintes induites par le jeu en extérieur et la foule. C’est aussi un spectacle feel good, où (on cite la compagnie) “la lumière ne surgit pas, elle est transmise d’un personnage à un autre, de même que la connaissance ou l’amour se communiquent d’individu en individu”.

On mesure que le choix a été fait de ne pas insister sur la situation absolument tragique des migrants, qui, de maltraitance en maltraitance, nous parviennent dans des états inimaginablement dégradés – et c’est encore un énorme euphémisme. Non plus qu’on n’insiste sur l’indignité absolue du traitement réservé par nos autorités – en notre nom – à ces mêmes personnes. Amal serait une petite fille et non une marionnette, elle serait probablement enfermée dans un CRA (Centre de Rétention Administrative), artificiellement rattachée à un adulte dont on suppose qu’il a vaguement la même nationalité, histoire de pouvoir les expulser ensemble tout en faisant semblant de respecter les normes internationales. On apprécie que le spectacle plaise aux enfants. Dommage qu’il escamote complètement la réalité derrière une fable, qui en soit est pleine de mérites, mais dont le choix n’est clairement pas à la hauteur de la circonstance. Il aurait fallu un Alexandre Soljenitsyne – mais apparemment on n’en a trouvé aucun de disposé à dire l’horreur cachée derrière les murs et les barbelés.

Un accueil joyeux

Du coup, débarrassé de tout pathos, la fête peut être joyeuse. On ne niera pas que l’événement est beau : les lumières colorées, la foule assemblée, l’enthousiasme autour de la marionnette, une scène touchante où la marionnette Manon, qui représente une figure maternelle, prend Amal dans ses bras. On a envie d’oublier ce qu’on sait de l’urgence de la situation, pour se laisser aller à goûter le moment.

On sourit surtout de l’accueil fait par les enfants, qui sont plongés en pleine transe, oscillant entre la réalité, dont il ont conscience (“Moi aussi j’aimerais construire une grande marionnette comme ça !”) et la “suspension du jugement” comme on dit parfois (“Elle m’a regardé, elle est m’a fait un signe de la main !”). La scène où Amal joue à 1, 2, 3 Soleil ! est assez extraordinaire : d’abord elle ne joue qu’avec les marionnettes des Grandes Personnes, mais les enfants présents ont vite compris qu’ils avaient le droit de participer, d’où l’on s’est vite retrouvé avec 6 marionnettes et 100 enfants en train de jouer avec Amal. On ne peut pas nier qu’il y a une grande force à ce genre de mouvements spontanés.

Au bout de 70 minutes environ, et après deux saynètes d’une vingtaine de minutes en stationnaire, la marionnette Amal se retrouve derrière les portes closes de la baie de chargement de la MC93. On aura passé un excellent moment, comme toute belle déambulation nocturne a le pouvoir de le faire. Mais on s’autorise aussi à penser que les choix artistiques ont complètement escamoté la réalité, et que les objectifs politiques ont été bien mal servis par cette mise en scène. Sommes-nous un peuple si frêle et incapable de voir en face la réalité de ce qui est fait en son nom, qu’on doive nous administrer de tels lénifiants?

On est curieux de voir ce que Rachid Ouramdane a prévu le 15 octobre au Théâtre National de Chaillot, avec la complicité de la compagnie XY, ou ce que le Mouffetard – Théâtre des Arts de la Marionnette à Paris a ourdi le même jour dans l’espace du Ground Control.

 

Photo : © Sylvain LEFEUVRE

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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