Cirque
“Mazùt”, aux origines du geste créatif de Baro d’evel

“Mazùt”, aux origines du geste créatif de Baro d’evel

07 November 2021 | PAR Mathieu Dochtermann

En programmant Mazùt de la compagnie Baro d’evel, la MC93 ne fait pas que programmer un spectacle hybride, entre cirque, danse et théâtre. Elle participe en même temps à un geste de structuration d’un répertoire, puisque ce spectacle, qui constitue un jalon important du parcours de la compagnie, a été transmis à deux nouveaux interprètes, qui s’acquittent de la tâche avec les honneurs.

Au plus intime d’un quotidien mystérieux

Mazùt, c’est, comme tous les spectacles de la compagnie Baro d’evel, une plongée dans un univers étrange, à la fois très proche d’un quotidien qui nous serait familier, et plein de différences absurdes et incompréhensibles qui le rendent mystérieux et imprévisible.

Ici, un homme et une femme se retrouvent dans un espace du bureau, où leur travail, pour autant qu’on arrive à le comprendre, semble consister à consulter des cartes. Il faut les sortir, les déplier, les classer, les étaler sur des bureaux, les ranger. Et les deux collègues n’ont pas exactement les mêmes idées sur la façon de procéder.

Le duo semble à peine suffire à la tâche. Mais leur situation va se compliquer encore quand des fuites vont se manifester au-dessus de leurs têtes, et qu’il va falloir lutter contre les gouttes qui tombent en divers endroits du plateau.

C’est en partie la signature de Baro d’evel, de ne pas proposer des personnages impeccables et surhumainement entraînés, qui enchaînent des prouesses parfaitement exécutées, mais des êtres fragiles, maladroits, hésitants, aux prises avec un univers pas toujours accueillant et pas immédiatement intelligible. Cela rend les personnages et l’univers d’autant plus attachants. Et cela permet de s’identifier bien plus facilement aux interprètes.

Un jeu protéiforme et polyphonique

Ces deux collègues, qui ne forment pas un couple mais se surprennent par moments à se trouver dans une troublante proximité, sont incarnés par Julien Cassier et Marlène Rostaing, qui remplacent Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias. Les premiers reprennent donc les rôles des seconds, et vu l’ampleur de leur tâche, on peut dire qu’ils s’en sortent mieux que bien.

Ce n’est pas une mince affaire : non seulement il y faut quelques talents pour l’incarnation théâtrale, mais la situation dérape régulièrement dans des exubérances surréalistes ou burlesques, avant de revenir brutalement au sens ordinaire. Ces allers-retours demandent des bascules qui ne sont pas simples à gérer, ainsi qu’un sacré talent de clown. Les deux interprètes se laissent glisser avec naturel dans l’excès, jouent parfaitement le retour au réel et à la raison, arrivent à faire croire à leur combat pour maintenir le cap au milieu d’un monde qui s’enfonce chaque minute plus loin dans l’absurde.

Et puis, parce que les spectacles de Baro d’evel sont ainsi, le corps des interprètes est très central dans le spectacle. Il y a du cirque, principalement sous forme de portés et d’acrobaties. Il y a beaucoup de danse également. Le mouvement et l’expression corporelle ne sont pas des additions ou des à-côtés dans la mise en scène, mais des langages traités à part entière, pour prendre en charge une partie de cette dramaturgie non narrative, qu’on pourrait appeler dramaturgie de situations si on devait la décrire.

De même, et en sus du reste, le chant tient une place importante dans Mazùt, comme c’est le cas dans les autres spectacles de Baro d’evel. Chant lyrique qui évolue parfois vers un registre burlesque, quand la chanteuse perd la maîtrise de ce que son corps et sa voix font.

Et puis, un troisième interprète est crédité. L’un des marqueurs des spectacles de Baro d’evel est présent, à savoir la présence d’un animal. Un peu comme chez les Dromesko, la convocation d’un animal sur scène sert à modifier immédiatement le regard du spectateur et les états de présence. L’animal est là, sans possibilité de tricher, sous la forme d’une chienne appelée Patchouka. Elle n’a pas été dressée à faire quoi que ce soit en particulier, juste à venir quand on l’appelle. Elle vit donc sa vie en marge du spectacle, se couche dans un coin, regarde ses partenaires humains, attend une friandise. On n’est pas encore à pouvoir dire, comme ce serait le cas dans par exemple, que l’animal a un rôle dramaturgique. Mais elle change clairement quelque chose dans l’attention du public et dans la qualité d’être-là des interprètes humains.

L’ambition plastique, au service d’un récit du déséquilibre

Le dernier langage mis en œuvre dans les spectacles de Baro d’evel dans ce spectacle, comme dans les spectacles qui l’ont suivi, est un langage plastique.

La scénographie toute entière est une composition visuelle, faite de couleurs, de formes, de matières et de textures, qui va évoluer constamment au fur et à mesure du spectacle. Traduction visible et métaphorique du désordre – pas nécessairement tragique d’ailleurs – qui pousse graduellement les personnages à dérailler – mais n’est-ce pas libératoire ? -, le plateau subit des transformations continues. D’une proposition de départ familière et rassurante, on arrive finalement à un plateau nu au fond duquel est érigé un mur de papier, tel une grande voile, marqué des coulures des fuites d’eau qui se sont faites déluges d’encre noire. Le large recours au papier dans les éléments de scénographie et les accessoires fait bien écho à la thématique des cartes et des plans, de même que l’utilisation d’encre.  

L’aspect visuel de Mazùt est tout entier travaillé pour renforcer l’impression d’étrangeté qui se dégage de la proposition. Tout ce qui peut participer de l’impression d’une réalité qui part dans une glissade inexorable vers un horizon complètement surréaliste est bon à prendre. L’eau qui envahit le plateau en le rendant glissant, détrempe le papier en le rendant fragile, recouvre les personnages en ruinant leur tenue et leur maquillage, est un bon exemple de comment un élément de la mise en scène aide à construire l’état de chaos qui envahit le plateau. Etrange parmi les étrangetés, un masque de cheval, presque une sur-marionnette tellement il est grand et enveloppe toute la tête des interprètes, qui revient de façon cyclique dans le spectacle, et qui constitue l’élément central de quelques-uns des tableaux les plus dingues et les plus beaux de Mazùt.

La matière est explorée dans la moindre de ses dimensions spectaculaires, puisqu’elle est utilisée de façon sonore, pour composer les bruits et le rythme qui servent de fond à Mazùt. Des boîtes métalliques sont placées par les interprètes au fur et à mesure que les fuites se déclarent, qui se traduisent par des chutes de gouttes d’eau à intervalles plus ou moins rapprochés. La multiplication des fuites, et donc des boîtes, crée autant de petits instruments percussifs, au son caractéristique, qui sont commandés à distance par le débit d’eau. La hauteur du son change en fonction de la taille du récipient. C’est une idée absolument excellente.

Un spectacle aux origines d’un univers

Mazùt est un spectacle qui compte double. En effet, il compte évidemment pour lui-même, et on doit dire qu’on est vraiment impressionné par les deux interprètes Julien Cassier et Marlène Rostaing. Ils ne sont pas encore au stade d’un spectacle parfaitement rodé et fluide, et il y a encore quelques petites approximations dans le corps ou dans le rythme, mais vu la complexité de la partition, on doit applaudir leur performance.

C’est un spectacle un peu fou, visuellement captivant, qui a ses moments de tendresse, et quelques fulgurances poétiques. Et le fait qu’il creuse dans la direction du chaos, de la déréliction, ne signifie pas qu’il mette en récit une chose triste ou dramatique : ici, l’effondrement des habitudes est une libération, et les personnages semblent finir plutôt heureux de leur nouvelle situation, si incertaine soit-elle. Rien que pour cela, Mazùt vaut le coup d’être vu.

Mais voir Mazùt aujourd’hui et dans cette mise en scène, c’est aussi observer un processus historique.

D’une part, parce que le langage caractéristique de Baro d’evel s’est vraiment trouvé à l’occasion de ce spectacle, cette recherche qui tend vers l’horizon d’un spectacle total, cette volonté de lier le corps et le texte et la musique, la voix sous toutes ses manifestations, le sérieux et le burlesque, le vraisemblable et le franchement irréel. Et sans que Mazùt ne puisse rivaliser avec le chef d’œuvre poétique qu’est , c’est un spectacle qui en contient déjà toute la grammaire, et où l’élan artistique, le souffle, sont déjà présents.

D’autre part, parce qu’en remettant Mazùt sur les routes, et en le transmettant à une nouvelle équipe artistique, Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias affirment l’importance de leur compagnie, de la nécessité de rendre accessible les évolutions de son écriture, bref, assument la place qui est la leur dans le paysage du cirque contemporain : des créateurs singuliers, puissants, inspirés, qui ont su inventer une façon nouvelle de faire du cirque. Baro d’evel a un répertoire, le cirque a un répertoire : il y a des choses qui s’y inventent, s’y affinent et s’y affirment, il y a une historicité des écritures et des esthétiques. Et il existe une possibilité pour celles et ceux qui n’ont pas vu les spectacles fondateurs de pouvoir y revenir, car ils sont maintenus vivants dans ce but exactement.

Avec Mazùt, on peut donc affirmer : c’est beau, un répertoire.

Mazùt sera du 25 au 27 novembre au Théâtre 71 Malakoff, en décembre à Barcelone, en février à Bruxelles, les 10 et 11 mars à Tarbes, les 22 et 23 mars à Blois.

GENERIQUE DE LA RECREATION

Mise en scène Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias

Avec Julien Cassier, Marlène Rostaing, le chien Patchouka

Collaboration Benoît Bonnemaison-Fitte, Maria Muñoz et Pep Ramis

Création lumière Adèle Grépinet

Création sonore Fanny Thollot

Création costumes Céline Sathal

Travail rythmique Marc Miralta

Ingénierie gouttes Thomas Pachoud

Construction Laurent Jacquin

Régie lumière, régie générale Louise Bouchicot et Marc Boudier

Régie son Timothée Langlois

Régie plateau Cédric Bréjoux

Direction technique Nina Pire

Directeur délégué / Diffusion Laurent Ballay

Chargé de production Pierre Compayré

Administratrice de production Caroline Mazeaud

Chargée de communication Ariane Zaytzeff

Photo : © François Passerini

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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