
Aphasia, Jelena Jureša fait danser la barbarie au Kunstenfestivaldesarts
Pour le Kunsten, la chorégraphe et performeuse Jelena Jureša qui vit aujourd’hui en Belgique transforme le KVS en un dancefloor carcéral.
L’aphasie est une maladie neurodégénérative qui se caractérise par une perte progressive du langage, rendant le patient muet. Cette dégénérescence envahit ensuite tout le corps, jusqu’à la mort, dans le silence le plus total. C’est une disparition de l’être, une négation de son existence. Un oubli. Pour cette performance, nous sommes d’abord installés dans la légèreté de l’oubli, du déni même.
Deux musiciens se font face, le visage serré. Alen Sinkauz, Nenad Sinkauz, l’un à la basse, l’autre au banjo électrique offrent des boucles mixées en live qui vous intiment l’ordre de danser. Ivana Jozi? est sur un autre podium. Silencieuse et statique pour le moment.
Ici et là, des vidéos aux allures “cool” passent sur des écrans. On y voit des danses sans savoir d’où elles proviennent : elles sont visiblement folkloriques, en noir et blanc. Et l’on capte, enfin qu’il s’agit de prisonniers. Et puis surgit, reconnaissable entre mille, la main prolongée d’une cigarette d’Hannah Arendt.
La pièce interroge la banalité du mal. Elle vient d’une anecdote qui n’a rien de léger. Il y a une image tristement célèbre de la guerre en Bosnie, capturée par Ron Haviv. On y voit un militaire serbe donner, le 2 avril 1992, des coups de pieds sur la tête du cadavre d’une femme musulmane morte. Cet homme a ensuite repris sa vie normale. Il est DJ, un bon Dj même, du genre messie, qui hypnotise, comme nous le sommes devant ces musiciens surélevés, vêtus de costumes pailletés mais qui n’ont rien de festifs. Quand Ivana Jozi? le décrit, c’est simple, tout le monde rêve de le voir et même plus ! Elle dit que “ses hanches carrées entourent son engin”. Il a l’air d’être une icône, ce Max, qui est donc libre, cruellement libre.
Un peu à la façon du Dancing Public de Mette Ingvartsen, la danse interroge la politique. Le public devient acteur, témoin et peut se sentir coupable, oppressé même par le fait d’être enfermé entre ces deux musiciens et la danseuse devenue narratrice. Le mouvement vient mais il est métallique, il nous met mal à l’aise, autant que l’idée que les collaborateurs de toutes guerres puissent vivre libres. Eux libres pendant que nous, sommes coincés pour toujours dans la boucle rythmique des crimes commis.
Visuel : ©Koen Keppens